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Les droits humains menacés par le programme des ultraconservateurs

La question des acteurs qui promeuvent des programmes fondamentalistes dans les espaces politiques internationaux est un sujet de préoccupation en cette Journée des droits humains. Les féministes et autres activistes pour la justice sociale doivent agir maintenant pour réaffirmer et protéger nos droits humains.


Chaque semaine, un groupe conservateur basé aux États-Unis envoie un message électronique à ses adeptes à travers le monde.

Ces bulletins d’information regorgent d'avertissements au sujet des « radicaux de l'ONU » et des « féministes radicales délibérément stériles » qui constituent une menace pour l'ordre moral avec leur « doctrine diabolique concernant la contraception, le contrôle démographique, la pornographie, l'avortement, les droits des personnes homosexuelles et tous les autres aspects en lien avec la révolution sexuelle »1. Leurs articles incluent des titres tels que « Les parents gais peuvent vous rendre triste et obèse » et « L'idéologie du genre mène à l'abus des enfants2.

Celles et ceux d'entre nous investi-e-s dans un travail en faveur de la justice sociale peuvent ignorer ce genre de rhétorique. Cependant, l'ampleur et la puissance du mouvement mondial contre les droits humains méritent une attention vigilante, surtout dans le contexte de la montée spectaculaire des mouvements de droite dans le monde entier, du Brexit et des élections américaines de cette année. Prenons par exemple le Congrès mondial des familles (World Congress of Families, WCF en sigle anglais) dont le réseau de 35 partenaires dispose d'un budget annuel combiné de plus de 200 millions de dollars et qui, selon le WCF, communique vers plus de 50 millions de personnes dans le monde3. Outre un flux régulier de déclarations, de publications sur des sujets liés « sciences sociales », de documents stratégiques, la principale contribution du WCF en tant qu’acteur anti-droits humains est sa conférence internationale, qualifiée par elle-même d’« Olympiades » du conservatisme social.

La conférence 2016 du WCF a eu lieu à Tbilissi, en Géorgie, une première dans un pays orthodoxe, et a réuni des personnalités religieuses ultraconservatrices du monde entier pour établir des réseaux et élaborer de nouvelles stratégies.

Les participant-e-s se sont appuyés sur « la famille » pour soutenir leurs arguments contre l'égalité de genre et pour diaboliser les féministes et d'autres acteurs pour la justice sociale. Les références au bien-être des enfants et sur les droits parentaux n’ont pas manqué tout au long de cette conférence de quatre jours, voilant à peine leur conception terriblement étroite de la famille.

Le WCF n'est qu'une initiative parmi d’autres qui suscitent l’enthousiasme de divers milieux anti-droits humains. Il existe une grande constellation d'initiatives diverses qui ont trouvé des manières innovantes pour mobiliser ceux qui estiment que les acquis du féminisme et l'acceptation de plus en plus répandue de relations et de familles « non traditionnelles » ou « non hétéro normatives » constituent une menace pour le tissu social. Beaucoup ont réussi à exploiter des segments de la génération du millénaire et à les mobiliser en tant que prochaine génération de défenseur-e-s de causes conservatrices extrémistes.

Les tactiques discursives utilisées par ces acteurs peuvent être très subtiles. Certains groupes s’efforcent de déguiser la doctrine religieuse conservatrice qui les motive, en recourant à des discours sécularisés ou à des pseudosciences, se présentant comme des organismes de recherche ou des « think tanks » (groupes d’experts). En effet, les discours de nombreux conservateurs recourent à un double langage très adroit, cooptant le langage des droits humains pour s’y attaquer. Prenons un passage de l'énoncé de la mission de l’organisation Voice for Justice (une voix pour la justice), basée au Royaume-Uni, qui se lit comme celui d'une organisation de justice sociale fondée sur les droits: « Notre mission est de lutter en faveur des personnes défavorisées et marginalisées et de défendre toutes les victimes d'exploitation et/ou d’oppression en raison de l'imposition d'une vision du monde de plus en plus totalitaire ».

Un phénomène particulièrement inquiétant est le nombre croissant de groupes et d'institutions qui prétendent représenter une vision alternative des droits des femmes ou du féminisme. Dans leur argumentation, les droits des femmes ne sont pas critiqués en tant que tels. Ces entités conservatrices se démarquent des activistes féministes qu’ils présentent comme les défenseuses préoccupées de leur seuls intérêts qui relèvent d’une idéologie radicale occidentale et d’ordre sexuel et qui se présentent eux-mêmes comme défenseurs des « vraies » femmes du monde, protégeant leur « dignité » et leurs liens avec la famille et le foyer. Ce dispositif discursif intelligent a d'abord été promulgué par le Saint-Siège et est aujourd'hui repris par l'Organisation de la Coopération Islamique (OCI) ainsi que par de nombreuses ONG chrétiennes conservatrices qui s’expriment dans les mêmes termes. Ces tactiques sont également parvenues à gagner en légitimité dans les sphères officielles des droits humains, comme par exemple auprès d’organes et d’acteurs comme l'ONU, qui fait référence au rôle de l'OCI dans le cadre de la promotion de l'autonomisation des femmes.

Au-delà de la déconstruction des tactiques discursives utilisées par ces groupes, ce qui est le plus important, c'est que nous, les féministes et les autres défenseur-e-s de la justice sociale, prenions conscience que ces exemples font partie intégrante d'un phénomène beaucoup plus vaste et extrêmement alarmant. Les fondamentalistes religieux s’expriment désormais plus fréquemment, disposent de plus de ressources et également de soutien dans les espaces internationaux pour les droits humains. En outre, ces acteurs sont extrêmement bien coordonnés, ils créent des liens dynamiques entre les acteurs de la société civile, les organisations intergouvernementales et les États, ainsi qu’entre les régions et les religions, liens centrés sur des questions spécifiques.

Les stratégies employées par les acteurs anti-droits humains ont déjà un impact substantiel sur les systèmes internationaux et régionaux de droits humains, en particulier dans les domaines liés au genre et à la sexualité. Nous décrivons ici quatre domaines dans lesquels les libertés et droits et fondamentaux sont menacés.

La Commission de la condition de la femme (CSW)

La CSW, qui a lieu chaque année en mars, est depuis longtemps l'un des espaces les plus contestés du système des Nations Unies par les acteurs anti-droits humains. En mars 2015, les efforts des conservateurs ont donné le ton avant même que les événements ou les négociations ne commencent. Non seulement le 20e anniversaire de Pékin n'a-t-il pas été considéré comme une opportunité pour la tenue d'une cinquième Conférence mondiale sur les femmes, en raison des préoccupations réelles autour de l'érosion potentielle d’engagements datant de plusieurs décennies, mais, en outre, la Déclaration finale pour le moins faiblarde de la Commission avait été négociée avant même l'arrivée de militants des droits des femmes sur place. Cette Déclaration finale a été diluée au point de perdre sa pertinence. Parmi les omissions flagrantes figurent le manque de référence aux organisations féministes, à la violence basée sur le genre ou à la santé et aux droits sexuels et reproductifs. Elle fait à peine mention des obligations des États en matière de défense des droits humains.

Par la suite, lors de la soixantième session de la CSW, le nouveau Youth Caucus (Caucus des jeunes) a été infiltré par un grand nombre d’activistes anti-avortement et anti-droits sexuels et reproductif. Les organisations de jeunesse progressistes ont déclaré avoir été surpassées en nombre et réduites au silence par les activistes anti-droits présent-e-s. De nouveau, les négociations intensives ont accouché d’un texte terne. Une régression significative - célébrée par les ONG chrétiennes – a été que le projet final des conclusions adoptées comprend une référence à la famille « en tant que contributrice au développement, et la réalisation des objectifs de développement adoptés au niveau international pour les femmes et les filles ». Au final, le texte des conclusions adoptées soutient une vision unitaire et implicitement patriarcale, hiérarchique et hétéronormative de la famille et de sa place dans le développement.

C'est précisément au moment où il est urgent d'aborder la question des droits humains des femmes que la CSW est devenue un espace dépolitisé. En faire usage pour faire progresser ces droits est devenu de plus en plus difficile puisque une grande partie de notre énergie est gaspillée à préserver le terrain contre le jeu des conservateurs.

Le Conseil des droits de l'homme (CDH)

En tant qu'organe intergouvernemental chargé de la promotion et de la protection des droits humains dans le monde entier, le CDH est un porte d'entrée essentielle pour les acteurs conservateurs dans le cadre de leurs campagnes visant à éroder et à façonner les cadres des droits humains. Ces dernières années, cette institution a été le théâtre d'un certain nombre de manœuvres anti-droits humains. En ligne avec les stratégies anti-droits, une stratégie des États conservateurs et de groupes d'États consiste à saper tout langage positif et à introduire des amendements hostiles aux résolutions, s’attaquant en particulier aux résolutions qui traitent des droits relatifs au genre et à la sexualité.

Pour prendre un exemple, lors de la session de juin 2016 du CDH, les États membres de l'Organisation de la Coopération Islamique et leurs alliés se sont opposés à l’adoption d’une résolution sur la discrimination à l'égard des femmes, en raison de son caractère « offensant » en matière de respect de la culture et de la tradition. Au cours de négociations litigieuses, de multiples dispositions ont été supprimées : Celles concernant le droit des femmes et des filles de contrôler leur sexualité ainsi que leur santé et leur droits sexuels et reproductifs. Celles concernant la nécessité d'abroger des lois qui perpétuent l'oppression patriarcale des femmes et des filles dans les familles, qui criminalisent l'adultère ou pardonnent le viol conjugal. Et aussi celles sur l'importance d'une éducation sexuelle complète pour lutter contre les inégalités de genre.

Le Conseil des droits de l'homme a également été le théâtre d'initiatives conservatrices pernicieuses visant à coopter les normes relatives aux droits humains et à faire adopter un langage conservateur concernant les droits humains, comme c’est le cas par exemple des résolutions centrées sur les « valeurs traditionnelles » portées par la Russie et, plus récemment, dans le cadre de la campagne pour la « Protection de la famille ».

Entre 2014 et 2016, trois résolutions en lien avec cette campagne ont été adoptées. Cette initiative qui implique plusieurs pays vise à inscrire une vision patriarcale, hétéronormative et nucléaire de « famille » qui ne reflète pas les réalités vécues et n’est pas centrée sur les droits. Elle reprend les termes ultraconservateurs qui sont en faveur de la famille « naturelle » ou « traditionnelle » et les « valeurs familiales » et ce, à un niveau international. Elle souligne également la préséance de cette forme unitaire de famille sur les obligations de respect et de protection des droits humains individuels, faisant abstraction de la réalité des violations de droits qui se produisent au sein des familles, et en particulier la violence basée sur le genre.

La Commission des droits de l'homme

En 2015, un certain nombre d'organisations religieuses ont commencé à cibler la Commission des droits de l'homme, l'organe de surveillance du traité relatif au Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP). Le PIDCP est un instrument essentiel pour les droits humains, c’est un traité multilatéral contraignant qui, au même titre que la Déclaration universelle des droits de l'homme, fait partie de la Charte internationale des droits de l'homme.

Des groupes anti-droits humains se sont mobilisés dans l'espoir de faire inclure leur rhétorique anti-avortement dans le traité. Lorsque le Comité a annoncé qu'il rédigeait une nouvelle interprétation du droit à la vie faisant autorité, plus de 30 acteurs non étatiques conservateurs ont envoyé des recommandations écrites, préconisant leur interprétation inexacte et trompeuse du droit à la vie, qui implique que la vie commence à la conception et que l'avortement est une violation de ce droit, et demandé que cette interprétation soit incorporée dans l'interprétation de l'article 6 qu’en ferait la Commission.

Le fait que des groupes conservateurs ciblent la Commission des droits de l'homme constitue un changement de stratégie car, historiquement, les acteurs des droits de l'homme tentaient de saper et d'invalider le travail fondamental des organes de suivi des traités, y compris celui de la Commission des droits de l'homme. Ils dénonçaient leurs interprétations de ce que sont les droits humains comme étant des interprétations biaisées et « engagées (partiales) ». Ce phénomène est une indication de l'approche proactive des acteurs anti-droits dans leur recherche de nouveaux espaces au sein des Nations Unies qui peuvent être utilisés pour promouvoir leur travail de subversion des droits humains fondamentaux.

Les négociations sur les ODD et le Programme 2030

Les acteurs de la lutte anti-droits se sont impliqués dans un travail de plaidoyer dans le cadre de l’élaboration des nouveaux Objectifs de développement durable (ODD) jusqu'à l'automne 2015, insistant à nouveau sur la question des droits relatifs au genre et à la sexualité. Leurs efforts pour influencer le Programme de développement durable à l’horizon 2030 dans les espaces des Nations Unies ont été moins fructueux. Par exemple, leur demande d’inclure un objectif spécifique pour la famille, objectif principal d'un nouveau groupe de 25 États menés par la Biélorussie, se faisant appeler le Groupe des Amis de la Famille, n'a pas abouti.

Toutefois, après avoir réussi à saper un cadre de droits humains progressiste, la santé et les droits sexuels et reproductifs, le langage concernant l'identité et l’orientation sexuelles dans le texte final, les acteurs conservateurs se sont ensuite orientés vers une autre stratégie. Dans une tentative d'éluder la responsabilité des États et de saper l'universalité des droits, plusieurs États ont émis des réserves quant aux ODD à de nombreuses reprises. Les réserves les plus importantes furent émises par le Qatar, le Groupe des États d’Afrique, l'Équateur, l'Égypte, le Soudan, le Tchad et le Saint-Siège.

Au nom du Groupe des États d’Afrique, le Sénégal a affirmé que le Groupe des États d’Afrique ne « mettrait en œuvre les objectifs que dans le respect des valeurs culturelles et religieuses de leurs pays».

Le Saint-Siège a également formulé certaines réserves et déclaré « qu’il faisait confiance à la promesse affirmant que personne ne serait laissé de côté. Que cet engagement devrait servir de grille de lecture au travers laquelle tout le Programme serait interprété » afin de protéger « le droit à la vie de la personne, de la conception jusqu'à la mort naturelle ». Après avoir formulé des réserves, l'Arabie Saoudite est allée encore plus loin encore, déclarant que le pays ne suivrait pas les règles internationales relatives aux objectifs de développement durable qui feraient référence à l'orientation sexuelle ou à l'identité de genre, les qualifiant de « contraires à la loi islamique ».

Temps d'agir

Le pouvoir des acteurs religieux conservateurs, à la fois étatiques et non étatiques, d'éroder la base même des droits humains, ne doit pas être pris à la légère. Ce ne sont là que quelques exemples – quelques-uns de nos droits liés relatifs au genre et à la sexualité qui sont attaqués subtilement et de manière coordonnée. Les États et les ONG conservateurs travaillent de manière innovante et de concert pour saper les cadres de droits humains existants.

En fait, on peut dire que la droite religieuse, qui ne se contente plus de manœuvrer autour de la formulation accords et de bloquer un certain type de langage, travaille aujourd’hui à transformer conceptuellement le cadre même des droits humains, à développer des pôles d'influence parallèles, de participer à l’élaboration de ces normes elles-mêmes. Ce phénomène reflète le niveau d'engagement plus élevé des groupes conservateurs, leur investissement à long terme dans les espaces liés aux Nations Unies en tant qu’institution, et leur investissement pour élaborer des stratégies qui vont à l’encontre des droits humains.

Dans un contexte où les gouvernements du monde entier prennent un virage à droite et, plus récemment, dans le contexte de l'élection de Donald Trump aux États-Unis, les acteurs anti-droits humains ont reçu plus de pouvoir et de légitimité, tant au niveau national qu’international. Face à cette situation, les féministes et autres défenseur-e-s de la justice sociale devons relever le défi de défendre les normes actuelles en matière de droits humains et mieux nous préparer à éviter d'autres tentatives pour les éroder, tout en continuant à promouvoir des changements qui offrent de meilleures protections de ces droits et qui promeuvent la responsabilité.

La première étape de cette lutte est d'amasser la connaissance nécessaire concernant les forces qui s’opposent à nous, de comprendre leurs objectifs, leurs forces et leurs faiblesses et leurs projets pour l'avenir. Nous pourrons ensuite nous rassembler pour redoubler d'efforts conjoints et concertés pour réclamer et réaffirmer nos droits humains.

 


1 - C-Fam, Center for Family and Human Rights (Centre pour la famille et les droits de l’homme, email du 5 août 2016, citation paraphrasée.
2 - C-Fam, Bulletins par FAX du vendredi, Nr.29, Vol. 19  du 13 juillet 2016 et Nr. 3, Vol. 19 du 18 août, respectivement.
3 - WCF newsletter (Bulletin du CMF)

 


Cet article est en partie basé sur le prochain rapport de l'Observatoire sur l'universalité des droits (OURs) - en anglais.

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Analyses
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