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« Protection de la famille » : ce que cela signifie pour les droits humains

L’AWID s’est entretenue avec Neha Sood, responsable des politiques et du plaidoyer au sein d’Action Canada pour la santé et les droits sexuels et membre de l’Initiative pour les droits sexuels, dans le but d’assimiler les connaissances de base sur deux résolutions récentes du Conseil des droits de l'homme (CDH) portant sur la protection de la famille : « Protection de la famille[i] » et « Protection de la famille : contribution de la famille à la réalisation du droit à un niveau de vie suffisant pour ses membres, en particulier par son rôle dans l’élimination de la pauvreté́ et dans la réalisation des objectifs de développement durable[ii] »


Neha Sood

AWID : Ces deux dernières années, l’Initiative pour les droits sexuels s’est engagée dans un travail de plaidoyer auprès du Conseil des droits de l'homme (CDH) des Nations Unies sur le thème de la « protection de la famille ». Elle a notamment soumis tout récemment un document de travail au HCDH après avoir porté à sa connaissance une déclaration conjointe l’année dernière.

Pouvez-vous nous en dire plus sur l’importance des deux résolutions sur la « protection de la famille » ?

Neha Sood (NS) : Je pense que la première chose à noter est que ces résolutions ne sont pas les premières initiatives conservatrices du CDH. Auparavant, l’initiative russe sur les « valeurs traditionnelles » avait tenté de faire valoir l’idée que les « valeurs traditionnelles » sont susceptibles de contribuer à la protection et à la promotion des droits humains. Cette dernière n’a pas  pris autant d’ampleur que prévu et nous l’avons vu dépérir durant les deux années et demi qui viennent de s’écouler. Mais, sur la même période, cette nouvelle initiative sur la protection de la famille a vu le jour.

En quoi est-ce important ? Cette initiative est motivée par un certain nombre d’éléments : une opposition au cadre relatif aux droits humains dans sa globalité ; une relative opposition à « l’Occident » et aux « valeurs occidentales » ; une volonté de contrer les avancées obtenues par l’activisme et le plaidoyer féministes ; et enfin une opposition à l’acceptation de plus en plus répandue de la diversité sexuelle et de la diversité de genre. Il est communément admis que cette initiative a des visées anti-LGBT*. C’est vrai, mais cela ne constitue qu’une partie de son objectif. La « protection de la famille » trouve aussi son origine dans la montée en puissance du traditionalisme et du conservatisme religieux et social.

AWID : Selon vous, quelles conséquences ces résolutions, et cette série d’actions, sont-elles susceptibles d’avoir sur les normes en matière de droits humains et, plus spécifiquement, sur les droits relatifs au genre et à la sexualité ?

NS : Ces résolutions visent indéniablement à altérer les avancées obtenues et les normes établies. Pour évoquer un exemple récent, nous avons été témoins de tentatives d’affaiblissement des organes de suivi des traités, et ce par le biais de la nomination d’un nombre toujours plus important d’expert-e-s conservateurs-trices dans ces entités.

Mais les normes existantes sont très solides et il en faut beaucoup pour parvenir à les altérer. En tant que société civile, nous devons suivre de près ces éléments conservateurs, mais nous devons également interagir de manière constructive avec ces institutions et entrer en contact avec les personnes progressistes qui œuvrent dans ces espaces pour l’avancement des normes relatives aux droits humains. Si nous restons vigilant-e-s, nous sommes en position de force.

AWID : La résolution de juillet 2015 sur la Protection de la famille stipule que « la famille joue un rôle crucial dans la préservation de l’identité́, des traditions, de la moralité́ et du patrimoine culturels et du système de valeurs de la société́. » Vous avez souligné les dangers qui peuvent naître d’une approche de ce type. Pouvez-vous nous en dire plus ?

NS : Il s’agit de l’une des composantes les plus insidieuses de cette résolution. Globalement, cette initiative vise à faire primer « la famille » sur les obligations relatives au respect et à la réalisation des droits humains individuels. La formulation utilisée permet à cette résolution d’éluder de nombreuses questions.

Tout d’abord, on constate que les violations des droits humains perpétrées au sein de la famille sont à peine reconnues. En lieu et place, le texte propose toute une rhétorique sur l’importance de la famille dans la préservation des identités culturelles, des traditions, etc., et le ton employé laisse penser que ce sont des choses merveilleuses. En insinuant ceci, la résolution néglige le fait que certaines traditions, coutumes et pratiques culturelles et sociales sont nuisibles. Le mariage précoce, le mariage forcé, les mutilations génitales féminines, le repassage des seins, l’alimentation forcée, les tests de virginité, la dot – la liste est longue. Toutes ces pratiques pèsent sur les femmes et les filles, sur leur corps et sur leur vie. La résolution est formulée de façon à ne faire que survoler cette réalité.

Ensuite, cette partie de la résolution élève les familles qui perpétuent les traditions ainsi que les valeurs « culturelles » et « sociales » au-dessus de toutes les autres formes de familles, notamment celles que vous pourriez qualifiées de « non traditionnelles » (bien que ce terme soit en lui-même trompeur). Elle établit donc une hiérarchie claire, et, durant les négociations, les représentant-e-s des États ne s’en sont pas caché-e-s. Ils et elles disaient que les seules familles prises en considération était celles qui étaient constituées par « un homme, sa femmes et ses enfants ».

AWID : Qui sont les acteurs qui soutiennent la « protection de la famille » au sein du Conseil des droits de l’homme et, plus généralement, au sein de l’ONU ?

NS : Au premier rang de la charge en faveur des « valeurs traditionnelles », on trouve la Russie, qui a changé son fusil d’épaule pour soutenir l’initiative pour la « protection de la famille ». Ensuite, un petit groupe d’États mènent ce combat, parmi lesquels l’Égypte, le Qatar, le Bengladesh, la Biélorussie, l’Arabie Saoudite et la Chine. D’autres États plus modérés font aussi partie de cette nébuleuse : le Salvador, la Tunisie et la Côte d’Ivoire.

La Sierra Leone et la Namibie se sont retirées de ce groupe principal quand la résolution a pris un tour plus restrictif. Cela montre que les États qui ont soutenu cette initiative n’étaient pas tous animés par les motivations que nous avons évoqué précédemment, à savoir le conservatisme religieux et social et la volonté de faire régresser les questions de droits humains relatives au genre et à la sexualité. Certains États penchent dans cette direction parce qu’ils pensent que la famille a besoin d’être protégée. Ils ont soutenu cette initiative mais n’apporterait sans doute pas le même soutien à un point de vue très restrictif ou très conservateur.

Un certain nombre d’ONG jouent également un rôle moteur dans la promotion de cette initiative et soutiennent les États impliqués. On peut notamment évoquer certains groupes évangéliques ou chrétiens : Family Watch International, C-FAM [L’Institut catholique pour la famille et les droits humains], l’ADF [Alliance Defending Freedom – l’Alliance pour la défense de la liberté]. Il s’agit de groupes religieux très conservateurs qui s’opposent à l’avortement, à la diversité sexuelle et à un certain nombre de droits relatifs au genre et à la sexualité. Ils défendent ces objectifs depuis plusieurs années et se sont joints aux États évoqués pour faire passer cette initiative dans le cadre du CDH.

AWID : Pouvez-vous en dire plus sur les raisons qui motivent les États modérés à s’impliquer dans l’initiative pour la « protection de la famille » ? Existe-t-il une quelconque possibilité de les rallier à l’autre bord ?

NS : Aucun gouvernement ne souhaite être considéré comme étant « contre » la famille. Dans certains cas, les États ne connaissent pas ou ne comprennent pas les subtilités de ce que représente véritablement l’initiative pour la « protection de la famille ». Il est donc très important de s’engager dans une discussion avec les gouvernements pour leur faire connaître les problèmes que pose cette initiative. Il est indispensable de leur permettre d’identifier les personnes qui se trouvent exclues et le contenu implicite de l’initiative, notamment ce qu’elle élève au-dessus du reste, ce qu’elle place en tête des priorités et ce qu’elle néglige. Informés, les gouvernements peuvent trouver la force de dire : « Nous soutenons les familles – nous soutenons toutes les familles et souhaitons garantir la possibilité pour toutes les personnes au sein de ces familles de voir leurs droits humains réalisés et protégés. Mais nous rejetons cette initiative parce qu’elle laisse à désirer sur tous ces points. »

Il est indispensable d’instaurer ce dialogue pour que les États se sentent à l’aise pour adopter ce type de positions et suffisamment assurés dans leur choix pour qu’on ne les accuse pas dans leur propre pays – les médias, les leaders religieux, les ONG confessionnelles – d’être « contre la famille ».

AWID : La résolution adoptée cette année par le CDH est intitulée « Protection de la famille : contribution de la famille à la réalisation du droit à un niveau de vie suffisant pour ses membres, en particulier par son rôle dans l’élimination de la pauvreté́ et dans la réalisation des objectifs de développement durable ». Avez-vous identifiés des liens entre la « protection de la famille » et l’approche du développement durable par les droits humains ? Si oui, lesquels ?

NS : Commençons par examiner l’approche du développement durable par les droits : il s’agit, pour les gouvernements, de prendre la pleine responsabilité de l’obligation qui leur est faite de véritablement respecter, protéger et réaliser les droits humains ainsi que de mettre en œuvre des politiques et des programmes fondés sur les droits pour permettre un développement durable. Ce type d’approche est souhaitable et fonctionnera sur le long terme.

Le discours sur la « protection de la famille » présente de nombreux points de désaccord et d’incompatibilité avec cette approche. De ce fait, je ne pense pas que l’on puisse parler de liens solides entre les deux. La « protection de la famille » et l’élaboration de politiques axées sur la famille supposent la volonté de concevoir des politiques qui favorisent la constitution de familles, le fait que certaines d’entre elles ait plus d’enfants que d’autres, et ce dans le but de s’insérer dans une certaine vision de ce à quoi la société devrait ressembler. Ceux qui mènent ces projets souhaitent soutenir certains types de familles, « les familles traditionnelles », aux dépens des autres. Toutes ces motivations sont totalement incompatibles avec l’approche par les droits en général, et plus spécifiquement avec l’approche du développement durable par les droits humains.

AWID : Plus généralement, pensez-vous que le mouvement féministe au sens large devrait se préoccuper de ces manœuvres au sein du Conseil des droits de l’homme ? Si c’est le cas, que peuvent faire les activistes des droits des femmes aux niveaux international et national ?

NS : Oui, je suis persuadée qu’il faudrait que le mouvement féministe s’en préoccupe. Le cadre international relatif aux droits humains est crucial pour que les objectifs féministes et les questions liées aux droits sexuels progressent dans les différents pays. Il est donc important de prendre en compte les mécanismes régionaux et internationaux relatifs aux droits humains.

Parallèlement, les mouvements féministes et les organisations de défense des droits des femmes et des droits sexuels ne bénéficient ni du soutien ni des ressources nécessaires pour mener ce type d’actions. De nombreux groupes féministes savent qu’ils doivent s’impliquer dans ces mécanismes importants. Ils ont simplement  besoins d’un soutien approprié pour agir. Les bailleurs de fonds doivent investir davantage dans ce domaine.

À l’intention des féministes qui doutent encore de la réalité de ce lien, je dirais que nous devons nous préoccuper de tout ce qui se passe au sein du CDH, pendant les EPU (Examen périodique universel) ainsi qu’au sein des organes de suivi des traités. Nous devons savoir ce que nos gouvernements inscrivent dans les rapports qu’ils soumettent dans le cadre des procédures spéciales de l’ONU. Nous devons savoir si nos gouvernements sont à l’origine de résolutions comme celle relative à la « protection de la famille » et s’ils vocifèrent dans les arènes onusiennes pour s’opposer à l’éducation sexuelle. Il est véritablement important que les mouvements féministes sachent ce qui se passe réellement et traitent avec les États – nous devons leur montrer que nous les surveillons !

Parfois, les États prennent des positions fondées sur des conceptions erronées ou suggérées par des éléments conservateurs qui répandent des fausses informations sur l’éducation sexuelle, l’avortement, la diversité de genre et la diversité sexuelle. Les féministes peuvent agir de manière constructive en contribuant à la lutte contre les idées erronées et les peurs et en donnant aux États les moyens d’adopter des positions plus fermes pendant ces processus, ces derniers étant d’autant plus importants qu’ils peuvent être utilisés pour déclencher des débats approfondis au niveau national.  En ce sens, il s’agit d’un processus cyclique qui peut être très utile aux mouvements féministes.

AWID : Si nous nous tournons vers l’avenir, quelles mesures le mouvement féministe doit-il prendre à l’égard de la campagne et du discours sur la « protection de la famille » ?

NS : En premier lieu, nous devons rester très vigilant-e-s dans tous les espaces. Les acteurs qui mènent la lutte pour la « protection de la famille » sont partout et tentent de répandre leurs conceptions traditionnelles et conservatrices dans tous les endroits possibles. Pour ne citer qu’un exemple, j’ai récemment appris que, dans le cadre de la consultation des États membres sur la version préliminaire du programme d’action mondial sur le rôle des systèmes de santé dans la lutte contre les violences faites aux femmes, il a été simultanément proposé d’inclure dans le texte le rôle de la famille dans la protection des femmes contre la violence et de supprimer les références faites aux violences conjugales. Les féministes doivent être conscientes du fait que ces tentatives sont menées dans des espaces nombreux et divers.

En second lieu, ma vision sur le rôle des mouvements féministes vis-à-vis du CDH est la suivante : il faudrait pouvoir rendre véritablement évident le caractère biaisé du cadre relatif à la « protection de la famille ». Sur cette base, j’espère que les États seront de plus en plus nombreux à commencer à prendre leurs distances avec cette initiative et que cette dernière s’éteindra très bientôt de mort naturelle. Si nous nous rassemblons pour mener à bien ce travail, je pense que nous y parviendrons très certainement.

 
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Analyses
Region
Global
Source
AWID