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Ce que nous pouvons apprendre des féministes qui se financent elles-mêmes

Cet article a été initialement écrit pour le OpenGlobalRights

Aujourd’hui, plus que jamais, les organisations féministes doivent approfondir la recherche de modèles autonomes de ressourcement adaptés à nos mouvements, selon nos propres conditions


Une banque coopérative de plus de 20 000 travailleur-se-s du sexe à Kolkata, en Inde, a accordé plus de 4,7 millions d'USD de prêts à 7 231 travailleuses du sexe en l'espace d'un an, tandis qu'une organisation philanthropique pour les droits des femmes à Katmandou, au Népal, a mobilisé plus de 600 ambassadrices bénévoles. Ce ne sont là que deux exemples parmi tant d’autres où les groupes féministes du monde entier soutiennent leur organisation grâce aux cotisations de leurs membres et au financement communautaire. Les groupes oeuvrant pour les droits des femmes et féministes adoptent de nouvelles technologies et insufflent une nouvelle énergie à des stratégies organisationnelles de longue date afin de poursuivre durablement ce travail vital. Ils mettent également en lumière le pouvoir politique et financier de ce que nous appelons “ressourcement autonome”. La Coopérative Usha, en Inde, a été fondée alors que les banques traditionnelles refusaient leurs services à des travailleur-se-s du sexe de Sonagachi depuis des années. Beaucoup de personnes ont été forcées de compter sur des prêteurs spoliateurs et prédateurs qui leur imposaient alors des taux d’intérêt de plus 300%, leur prenant des revenus difficilement gagnés. Usha signale que “les travailleur-se-s du sexe se retrouvaient lourdement endettées sur le plan économique et étaient contraint-e-s d’exercer des métiers à risque et dangereux.” Pendant le travail de la coopérative sur les programmes d’intervention en matière de sexualité et du VIH, les travailleur-se-s du sexe se sont auto-organisé-e-s pour hiérarchiser leurs préoccupations économiques. A partir de ces rencontres, iels ont décidé de mettre sur pied leur propre institution financière afin d’offrir un moyen sûr d’épargner et pérenniser leurs revenus sans être victimes d’exploitation.

Dorénavant, la Coopérative Usha est non seulement durable, mais elle a aussi fait des droits économiques une réalité pour les travailleur-se-s du sexe et leurs familles. Composée exclusivement de travailleur-se-s du sexe, la banque permet de réellement s’approprier et influencer la gouvernance et la gestion de la coopérative, et offre aux individus et aux communautés marginalisées des moyens inédits de développer leur pouvoir économique selon leurs propres conditions. 

Ce type de ressourcement autonome est l’une des manières novatrices par le biais desquelles les mouvements mobilisent des ressources financières, humaines et matérielles qui soutiennent directement les visées libératrices des projets politiques féministes.

Tandis qu’elles peuvent venir compléter le financement provenant d’institutions, les efforts de génération de revenus ou d’autres formes de financement, les ressources autonomes se distinguent de trois façons:

  1. Elles n’ont pas d’attentes ou d’exigences extérieures aux mouvements-mêmes ;
  2. La mobilisation de ressources est une construction de mouvement en soi : l’élargissement de la base de partisans, le renforcement du rôle des membres du mouvement et idéalement, la préservation des relations à long terme ;
  3. Elles offrent aux mouvements la liberté financière et politique de s’organiser avec souplesse et auto-détermination.

En résumé, ce sont des ressources générées par et pour les mouvements, plaçant leur propre pouvoir et leurs priorités au coeur de leurs préoccupations.

La nécessité d’un ressourcement autonome est évidente. A l’AWID, nous avons documenté l'insuffisance des financements institutionnels accordés par les fondations ou gouvernements et destinés aux mouvements féministes. Seul 1,4 % de l'aide publique au développement parvient aux organisations de la société civile expressément axées sur l'égalité des genres. On estime que 13,8 % des subventions accordées par les fondations des États-Unis bénéficient aux femmes et aux filles, et que seuls 5 % du total des fonds fournis par les fondations européennes font progresser les droits humains des femmes. Bon nombre des fonds qui parviennent aux mouvements féministes sont pensés à court terme ou ne correspondent pas au travail que mènent les mouvements féministes sur le terrain et dans les communautés du monde entier pour transformer et changer la réalité.

Alors que nous continuons de plaider en faveur d’une amélioration en quantité et qualité des financements destinés aux mouvements féministes, le ressourcement autonome fait évoluer notre point de vue et notre stratégie au-delà de l’argent et de la monnaie : nous nous centrons sur la confiance, la solidarité et les relations, sur le genres de liens qui s’avèrent fondamentaux pour un changement social à long terme et conséquent.  

Le ressourcement autonome redonne ainsi aux mouvements le pouvoir d’établir des priorités, de fixer des ordres du jour et des objectifs. Par exemple, des groupes tels que Red Confiando en Mujeres au Chili ; Association Fanm Soley Ayiti en Haïti ; des réseaux et collectifs féministes tels que Voice of Women Initiative et d’autres cultivent des sources locales de revenus, notamment des dons individuels et des cotisations de membres.

Tewa Nepal est un autre exemple de la façon dont les femmes s’efforcent de transférer le pouvoir et l’influence que leur confèrent leurs subventions aux membres de la communauté en tant que donatrices et ambassadrices. Son modèle mobilise une grande diversité de ressources afin de financer leurs programmes de subventions en faveur des droits des femmes: le financement auto-généré et autonome constitue un élément important du puzzle et permet aux bénéficiaires de subventions de jouer un rôle de donateur.

"Des fonds ont été collectés auprès des Népalais-es pour le centre communautaire ; nos bénéficiaires de subventions, nos bénévoles, notre personnel et nos membres ont contribué”, explique Urmila Shrestha de Tewa Nepal. L’objectif, dit-elle, est de “briser la hiérarchie du pouvoir” et de “maintenir tout le monde sur un pied d’égalité”. “Nos partenaires subventionné-e-s sont devenu-e-s des donateurs-trices.”

Comme nous l'avons déjà mentionné dans OpenGlobalRights, l'organisation a créé un programme de collecte de fonds bénévole, mobilisant plus de 600 personnes qui collectent des fonds à titre d'ambassadrices et s'organisent sur diverses questions relatives aux droits des femmes dans le pays. Ce type de stratégie de financement a le potentiel non seulement d'apporter des fonds essentiels, mais aussi d'ouvrir la conversation et de centrer le débat sur l'héritage, la propriété et la terre comme autant de questions cruciales pour les droits locaux des femmes.        

Pour les acteurs et actrices du changement social et des droits de l'homme, la stratégie visant à soutenir nos mouvements n'est pas un nouveau défi. De tout temps, les activistes ont apporté leurs propres compétences (souvent non rémunérées ou sous-payées), connaissances, relations et leur financement personnel au changement social. Différents modèles de ressourcement ont été explorés, utilisés  et combinés au fil des ans pour financer les enjeux qu’ils et elles jugent essentiels.

“Nous voulons être indépendantes et définir nos propres priorités…[et] utiliser moins de fonds externes et explorer l'économie solidaire afin de pouvoir être financièrement indépendantes”, explique Yldiz Temurturkan, une activiste féministe turque. 

Il est plus que jamais essentiel que les mouvements féministes approfondissent leur recherche de modèles autonomes de ressourcement adaptés à nos mouvements, selon nos propres termes. Nous nous inquiétons bien sûr des compromis que les mouvements devraient faire lorsqu’ils ne peuvent compter que sur des ressources autonomes, telles que des ressources plus importantes issues d'autres sources de subventions. Compte tenu de la souplesse des ressources autonomes, les groupes féministes s'organisent entre mouvements pour co-financer diverses activités du mouvement en tirant parti de partenariats stratégiques avec les syndicats, les partis politiques et d'autres groupes communautaires.

Les exemples partagés ici suscitent un intérêt croissant et posent une question cruciale sur la façon de soutenir nos mouvements, tout en faisant le point sur les anciens modèles d'organisation qui peuvent nous aider à concevoir de nouvelles modalités et pratiques de ressourcement novatrices afin de co-créer des réalités féministes de transformation.  

L'AWID travaille avec ses partenaires pour générer et amplifier des modèles de conversation (y compris ceux rendus possibles par la technologie) et pose la nécessité de comprendre ces ressources comme une proposition financière et politique.

**Si vous souhaitez participer à des conversations pour élaborer des stratégies sur les façons dont nous pouvons soutenir les mouvements féministes et générer davantage de ressources autonomes, contactez l'AWID.  

Cet article doit une fière chandelle aux nombreux-ses féministes qui ont offert de leur temps et leurs points de vue sur leurs façons de financer leur organisation. L’auteure exprime également sa reconnaissance au personnel de l’AWID qui a contribué à cet article, et tout particulièrement à  Kellea Miller, Nana Darkoa Sekyiamah et Laila Malik, ainsi qu’à Fenya Fischler et Kamardip Singh, dont les interviews et les travaux précédents ont posé les bases de cette analyse. Cet article fait partie de la recherche plus large menée par l’AWID sur le ressourcement autonome pour un changement social féministe.


L'auteure

Tenzin Dolker est coordinatrice de l’initiative Ressources pour les mouvements féministes pour l’Association pour les droits des femmes et le développement (AWID). Elle a également travaillé comme analyste des droits et de la gouvernance à la Fondation Ford et comme agente de programmes à Machik.

 

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Analyses
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Global