Informez-vous

Votre source d’information par excellence sur les dernières tendances touchant la justice de genre et les droits des femmes dans le monde

Les droits des femmes et le conflit armé en Colombie

DOSSIER DU VENDREDI: «Le conflit armé colombien, qui dure depuis plus de 40 ans, s’est développé parallèlement à une situation de pauvreté nationale. Le déplacement forcé, les massacres perpétrés à l’encontre des populations ainsi que différents actes de violations du Droit International Humanitaire affectent surtout les femmes ».

Par Gabriela De Cicco

C’est par ces mots que commence le récit de celle que nous interviewons, Maître Luz E. Romero, fondatrice et coordinatrice générale du Colectivo Mujeres al Derecho (COLEMAD). Cette association se consacre depuis 2003 à étudier et intervenir sur la situation, les besoins et les droits des femmes rurales touchées par le déplacement forcé et le conflit armé en général, ainsi que sur la responsabilité de l’Etat.

AWID: Les groupes de guérilleros, les paramilitaires et les forces du gouvernement sont au cœur du conflit armé colombien depuis plus de 50 ans. Pourriez-vous contextualiser rapidement ce conflit ?

Luz Estella Romero: Il existe plusieurs facteurs à l’origine du conflit armé en Colombie. D’une part, il y a les motifs d’ordre politique, tel que la lutte entre les partis détenant le pouvoir et ceux qui entendent y participer ; et puis il y a les autres motifs que nous n’avons eu de cesse de dénoncer, parmi lesquels nous retrouvons les inégalités sociales et une inique distribution des richesses de notre pays. Cela a conduit différents groupes sociaux -les paysans inclus- à prendre les armes et à entamer un processus belligérant en quête d’opportunités et d’égalité sociale auquel les femmes ont aussitôt participé.

Territorialement, la région Caraïbe est l’une des plus touchées. Sept de ses huit départements enregistrent la plus forte prévalence de violence, et sont reconnus comme des zones à risque et d’insécurité en raison de la présence des divers acteurs armés qui opèrent dans la zone, commettant des attentats contre la population civile.

Après le calamiteux « processus de démobilisation » des groupes paramilitaires mis en place sous la loi Justice et Paix, le gouvernement et d’autres autorités de l’Etat, qui ne reconnaissent pas que ces groupes sont toujours actifs, ont décidé de les nommer dorénavant « les bandes criminelles émergentes (ou Bacrim) » ; parmi ses principaux représentants, on peut citer les Águilas Negras, qui ont déjà menacé la Ligue des femmes déplacées (Liga de las Mujeres Desplazadas) à cinq reprises.

Il existe d’autre part une crise institutionnelle dans le pays ; de nombreuses institutions de l’Etat se sont vues envahies par les intérêts des paramilitaires. Ce fait s’est encore renforcé sous le gouvernement de Uribe Vélez et se poursuit actuellement sous le gouvernement de Santos, tel que l’illustre la situation du pouvoir législatif représenté au Congrès de la République. Plus de 70 de ses 268 membres ont été jugés par la Cour Suprême de Justice, sont en cours de jugement, ou sont encore en détention pour avoir entretenu des liens avec le paramilitarisme ; c’est un phénomène auquel on a donné le nom de « parapolitique ». Le fait que d’autres pays soient intervenus dans le conflit colombien, comme c’est le cas pour les Etats-Unis, n’est un secret pour personne; cela devrait lui permettre d’être reconnu comme un conflit international et non uniquement comme un conflit interne.

AWID: De quelle façon la para/militarisation en Colombie a-t-elle affecté les femmes et les filles ? Quelles sont les catégories de femmes et de filles qui se sont vues les plus touchées ?

L. E. R.: Sur les plus de cinq millions de personnes qui ont été déplacées, on compte 50,5% de femmes, 24,3% de foyers ayant une femme à leur tête, 49,6% de moins de 18 ans, 4,7% de plus de 65 ans, 4,0% de personnes appartenant à des groupes indigènes, 9,7% de personnes appartenant à la population afro-colombienne et 0,53% de personnes présentant un quelconque handicap. Ces chiffres ont été relevés par le Conseil pour les droits de l’homme et le déplacement (Consultoría para los Derechos Humanos y el Desplazamiento).

Les femmes victimes du conflit subissent des violences et des menaces en interaction les unes avec les autres, des séparations, la perte d’êtres chers, l’insécurité physique et économique, et courent un risque plus élevé de violence sexuelle. Dans de nombreux territoires contrôlés par les forces de sécurité, par l’armée, les paramilitaires et la guérilla, la violence sexuelle exercée sur les femmes est en étroite relation avec le pillage des terres, ainsi qu’avec l’idée d’infliger un châtiment aux guerriers des bandes adverses en agressant sexuellement leurs femmes.

La violence à l’encontre des femmes n’est pas née lors de la guerre et/ou du conflit armé ; elle fut, est, et demeure une pratique historique et généralisée. Les crimes que représentent la violence de genre (abus domestiques et psychologiques, violence sexuelle dans la sphère familiale), la discrimination, le harcèlement sexuel, le pillage des biens et des droits économiques, ainsi que toute autre forme de violence à l’encontre des femmes, se trouvent toutefois exacerbés lorsque se déchaînent les conflits et font alors office d’armes de guerre. C’est chez les femmes rurales et indigènes des régions que la pauvreté et la violence réunies font le plus de dégâts.

Je vous donne à titre indicatif des chiffres qui sont révélateurs de ce qui se passe en Colombie. De janvier à décembre 2010, 1 292 cas de meurtres de femmes ont été rapportés, ainsi que 15 123 cas de rapports d’expertises sexologiques, c’est à dire en relation avec des présomptions d’abus sexuels de catégories différentes (ces chiffres correspondent à des cas ayant fait l’objet d’enquêtes pour crimes allégués). 43 280 femmes ont porté plainte pour dommages corporels ; 44 854 cas de violence conjugale où la femme est la victime ont été rapportés. En ce qui concerne la violence à l’encontre des filles, des garçons et des adolescents, on a enregistré 5 969 cas où les victimes étaient de sexe féminin contre 5 263 de sexe masculin.

Les meurtres de ces femmes ne sont pas commis dans le contexte de la violence conjugale uniquement ; le rôle de leadership que jouaient ces femmes au sein de leurs communautés ainsi que la défense des droits de l’homme constituent d’autres mobiles de ces crimes.

AWID: Quelles sont les conséquences du déclenchement para/militaire en Colombie sur les droits des femmes ?

L. E. R.: La course aux armements de l’Etat est justifiée par la « sécurité démocratique », mais on s’éloigne de plus en plus de la notion de sécurité humaine. Nous cohabitons avec des soldats, des policiers armés jusqu’aux dents prêts à dégainer ; cette sécurité se focalise sur la protection des monopoles économiques, des hommes politiques et de l’élite économique et politique du pays.

Nous, les femmes, nous ne nous sentons pas en sécurité. La vague de violence et d’agressions dans le contexte du conflit que vit la Colombie s’est encore accentuée au cours des dernières années et s’est généralisée dans tout le pays.

La violence se manifeste à travers les menaces permanentes des groupes paramilitaires par le biais de pamphlets, par des attaques de la force publique lors de manifestations de protestation sociale, par des enlèvements et des arrestations de femmes leaders communistes, des assassinats et des féminicides -et en particulier des défenseures des droits de l’homme- ou encore par des affrontements entre les groupes de guérilleros, l’armée et la police. Dans d’autres régions, on note davantage d’attaques de la part des groupes paramilitaires et des groupes de narcotrafiquants.

AWID: Pourriez-vous nous en dire un peu plus sur les différentes façons dont les femmes se voient affectées par le déplacement forcé ?

L. E. R.: Les femmes en Colombie ont toujours été exclues du processus d’accès aux titres sur la terre et le territoire, tout comme elles l’ont été des prises de décisions s’y rapportant ; pour les femmes victimes du déplacement et du pillage des terres, cela entraîne des difficultés quand il s’agit de prouver leurs droits sur ces dernières, étant donné qu’elles ne possèdent aucun titre de propriété, ou encore ne connaissent pas la superficie réelle des biens abandonnées ou usurpés. Les « hommes » de la famille, qui étaient ceux qui détenaient l’information, ont été enlevés et/ou assassinés.

Les femmes victimes de déplacement font également face au recouvrement judiciaire : les banques et les entités financières leur réclament le remboursement des dettes relatives aux crédits que les « hommes des familles » avaient obtenus pour l’achat des terres qu’ils cultivaient avant d’être déplacés. Ni l’état, ni le secteur financier n’a semblé tenir compte du fait que c’est le conflit armé qui a forcé les femmes à se déplacer, et par conséquent à abandonner leurs terres, que ces dernières constituaient leurs principales rentrées d’argent, et qu’elles n’ont donc aucun revenu pour payer leurs dettes.

A la crise humanitaire des femmes s’ajoute la nécessité de faire face à des incidents écologiques, comme les inondations annuelles récurrentes qui affectent les zones où vivent les femmes et engendrent des déplacements supplémentaires. L’Etat n’a rien fait pour mettre en œuvre des plans de prévention permettant de mitiger les risques et de diminuer les pertes occasionnées par ces inondations.

AWID: Existe-t-il des politiques destinées à prendre en charge les besoins des femmes déplacées ?

L. E. R.: Il n’existe pas de politique publique d’assistance, mais des programmes isolés qui ne répondent pas aux besoins des femmes et de leurs proches, ils ne couvrent pas tout le territoire, et s’avèrent insuffisants pour l’ensemble de la population touchée. Cette situation a été condamnée par la Cour Constitutionnelle qui, dans ses jugements, a lancé des rappels à l’ordre réitérés au gouvernement afin qu’il concentre ses efforts à instaurer une véritable politique capable de prendre en charge le problème dans toute son ampleur.

Prenez le cas de ces femmes sur la côte avec lesquelles travaille le COLEMAD ; elles vivent dans des installations infrahumaines à Pueblo Viejo et Ciénaga, dans le département de Magdalena, situé sur la côte nord du pays. La situation de ces familles est affligeante. Leurs habitats ont été construits à base de tables, de zinc, de carton et de plastique. Il s’agit de pièces qui font au plus la taille d’une chambre et que se partagent trois familles différentes ; cet entassement engendre des situations d’insécurité qui augmentent les risques de violence sexuelle pour les femmes et les filles. Enfin, pendant la saison des pluies, ces « habitats » situés au bord de la Ciénaga se trouvent inondés.

L’accès aux services de santé est limité ou inexistant, que ce soit parce que la personne n’est pas couverte ou parce qu’elle n’a pas les moyens économiques de se déplacer jusqu’au centre de santé, situé à l’écart des zones de lotissements de ces communautés. Cette situation a provoqué la mort d’un mineur l’an dernier. 15 ans après avoir été déplacés de leurs lieux d’origine, plus de 500 foyers vivent dans des conditions comme celles que je viens de vous décrire.

AWID: Qu’a fait l’Etat pour freiner ou empêcher ces violations faites aux droits humains ?

L. E. R.: Très peu, ou plutôt rien. Les pouvoirs de l’Etat sont focalisés sur la défense de la propriété privée, les latifundios (grands domaines agricoles à faible productivité exploités par de riches propriétaires, NdlT), sur les intérêts des hommes politiques les plus influents et de l’économie étrangère. Il suffit de voir les différents accords de libre-échange que la Colombie a signés (ou qui sont en cours de négociation) avec le Canada, l’Union Européenne et les Etats-Unis ; le secteur paysan n’en tire aucun bénéfice, contrairement aux monopoles économiques du pays, aux multinationales étrangères et à l’agro-industrie. Le fait que la plus grande partie du budget national soit destinée aux dépenses militaires et bureaucratiques est également révélateur.

S’il est vrai que les Cours de Justice ont favorisé les droits des femmes par des jugements qui les revendiquent, la Cour Constitutionnelle n’en a pas moins rendu constitutionnelle la « loi de justice et paix », laquelle laisse de nombreux crimes confessés par les paramilitaires impunis, et ne reconnaît pas la force publique comme un acteur armé.

Ces jours-ci, le projet de Loi 107 sur la réparation et la restitution des victimes du conflit fait l’objet d’une discussion au Congrès de la République. Elle comporte quelques bénéfices pour les femmes, mais elle est encore loin de constituer une véritable loi de vérité, de justice et de réparation. Et comme beaucoup d’autres lois colombiennes, elle comprend des éléments en théorie progressistes qui se révèlent bien peu fonctionnels lorsqu’il s’agit de les mettre en pratique.

------------

Note: Cet article fait partie de la série hebdomadaire des « Dossier de Vendredi (Friday File en anglais) », de l’AWID qui explore des thèmes et évènements importants à partir de la perspective des droits des femmes. Si vous souhaitez recevoir la lettre d’information hebdomadaire « Dossier du Vendredi », cliquez ici.

Cet article a été traduit de l’espagnol par Camille Dufour.

Category
Analyses
Source
AWID