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Le conflit au Kirghizstan : complexe et à répercussions variables selon le genre

DOSSIER DU VENDREDI: Le Kirghizstan est un pays d'Asie centrale qui a été récemment le théâtre de violences de certains groupes kirghizes à l'encontre de groupes ouzbeks. L’AWID analyse ces événements du point de vue de l'égalité de genre.


Au début du mois de juin 2010, les médias ont commencé à rendre compte d’affrontements brutaux et violents dans le sud du Kirghizstan à l'encontre des communautés ouzbeks vivant près de Osh et Jalal-Abad dans la vallée de Ferghana. Les Ouzbeks représentent environ 15 % de la population du Kirghizistan et la population de la région du Ferghana est composée à parts égales de Kirghizes et d'Ouzbeks.

Il y a quelques semaines, des groupes organisés de Kirghizes ont attaqué des villages ouzbeks, mettant le feu aux maisons et aux commerces et assassinant hommes, femmes et enfants. Ceci est la pire flambée de violence dans la région depuis 1990, lorsque des centaines de personnes avaient perdu la vie. En juin, quelque 100 000 personnes ont fui les « pogroms » et ont traversé la frontière pour se réfugier en Ouzbékistan. Le 15 juin, après avoir reçu 75 000 réfugiés en quelques jours, le gouvernement ouzbek a fermé ses portes à tous, sauf aux blessés[1].

Selon le gouvernement kirghize, des centaines de personnes ont été tuées, mais des activistes des droits humains et des médias internationaux tels que the Economist[2] affirment que les personnes assassinées en trois ou quatre jours seulement sont des milliers. De plus, plus de 90 % des réfugiés et des personnes déplacées dans le pays sont des femmes et des enfants [3]. Les personnes qui ont fui présentent de sérieux problèmes émotionnels, car elles ressentent l'angoisse d'être séparées des membres de leur famille et veulent savoir ce qui leur est arrivé, tout en craignant de retourner chez eux et de retrouver leurs voisins kirghizes ainsi que les autorités kirghizes auxquelles elles ne font pas confiance. Au moment où cet article est rédigé, le gouvernement kirghize a annoncé que les 75 000 personnes qui s'étaient réfugiées en Ouzbékistan sont maintenant rentrées au pays[4] mais les médias évoquent la présence de réfugiés qui sont restés en Ouzbékistan par peur d'être arrêtés et de gens qui sont forcés à retourner chez eux.

Les activistes des droits humains affirment que les autorités kirghizes n'ont pas réussi à atténuer la violence dont elles sont parfois complices et à laquelle elles « participent occasionnellement »[5]. Umida Niyazova est une activiste ouzbek établie en Allemagne qui a de la famille et des amis au Kirghizstan. Elle a confié, dans une entrevue à l'AWID, que « deux avocates des droits humains des femmes de l'organisation locale (Osh) « Air » qui ont accordé une entrevue à la presse étrangère pour dénoncer la violence faite aux femmes sont aujourd'hui réfugiées en Ouzbékistan, car elles ont été menacées d'arrestation. »

Niyazova signale que les autorités kirghizes, qui auraient dû faire tous les efforts possibles pour mener une enquête juste et équitable sur les événements et analyser les causes du conflit, ont commencé un « nettoyage » des quartiers ouzbeks. Le 22 juin, par exemple, durant une attaque au village de Nariman, des témoins affirment avoir vu des militaires brûler les passeports des gens en leur disant « vous ne méritez pas d'être citoyens du Kirghizstan ». Ce même jour, et sous le prétexte de vouloir confisquer des armes, plusieurs femmes ont été frappées sans raison et trois hommes ont été tués. Selon Niyazova, plutôt que d'enquêter sur ces atrocités, le gouvernement kirghize a commencé à arrêter des activistes ouzbeks qui collectaient des informations.

Selon un récent rapport sur les droits humains, « en affirmant leur pouvoir sans fournir de protection, ni reconnaître les événements ou rendre des comptes, les Kirghizes semblent participer de façon active, peut-être involontairement, à cette spirale d'instabilité »[6]. La stabilité du Kirghizstan reste fragile même si la violence s’est quelque peu apaisée au cours des derniers jours.

Un conflit à répercussions variables selon le genre

Jusqu'à présent, le conflit a surtout été analysé du point de vue des différences ethniques, sans vraiment prendre en compte les aspects liés au genre. Et ce, malgré le fait que les pogroms soient ouvertement biaisés en fonction du genre, de même que le militarisme. La violence sexuelle et les attaques ciblées sur les femmes sont malheureusement considérées comme des armes de guerre et de conflit[7]. Par exemple, la guerre du Vietnam a été particulièrement effroyable pour les femmes vietnamiennes qui étaient considérées par les soldats américains comme une manifestation des « groupes ennemis » méprisés sur le plan idéologique et racial et facilement sujettes à la domination parce que physiquement plus faibles[8]. Dans la plupart des situations de conflit, les femmes sont souvent utilisées par « l'ennemi » pour manipuler les combattants : en effet, le rôle de genre stéréotypé des femmes déclenche une réaction du mâle « protecteur » du foyer et fait de toute attaque contre les femmes une insulte à l'honneur national et masculin.

La violence qui a éclaté au Kirghizstan n'a pas été l'exception. Beaucoup de femmes ouzbeks vivant au Kirghizstan ont été humiliées, violées et assassinées. Niyazova raconte l'histoire effroyable d'une femme qui a vu comment sa voisine ouzbek qui était enceinte a été traînée dans la rue et assassinée par un groupe de Kirghizes qui l'ont éventrée au milieu des rires et des cris de la foule. Ce type de scènes répugnantes illustre à quel point la violence faite aux femmes ouzbeks peut être cruelle.

En outre, l'ampleur de la violence sexuelle va au-delà du conflit en soi. En effet, les femmes sont souvent abandonnées à leur sort et obligées de supporter seules les séquelles des viols une fois les combats terminés, ce qui inclut « les traumatismes physiques et psychologiques, les infections de transmission sexuelle, les grossesses non désirées, les infections chroniques et des problèmes de fertilité, voire l'éloignement obligé de leur famille ou communauté »..[9]

En plus de la violence, les femmes qui n'avaient pas réussi à atteindre la frontière étaient harcelées par les soldats kirghizes qui leur exigeaient de grandes quantités d'argent pour les protéger et les transférer en lieu sûr[10]. Selon le même rapport, deux bus remplis de femmes et d'enfants qui devaient être transportés à la frontière ont été détournés vers une ville proche où ces femmes et enfants ont été enfermés. Le rapport affirme que des rançons atteignant des milliers de dollars ont été exigées aux familles pour les libérer.

Un conflit complexe

Les responsables des politiques et du maintien de la paix tentent encore de comprendre les causes profondes de ce conflit à dimensions multiples. L'ancien dirigeant évincé, Kurmanbek Bakiyev, est suspecté d'avoir mis le feu aux poudres dans un contexte de tensions ethniques préexistantes.[11]

Toutefois, une perspective plus nuancée qui permettrait de comprendre ce conflit considère, au-delà des problèmes ethniques, les aspects historiques, économiques, sociaux et politiques. Les vies des Kirghizes et des Ouzbeks (de même que d'autres groupes ethniques) habitant dans la vallée de Ferghana sont en effet étroitement liées. Certains commentateurs ont signalé, par exemple, qu'un facteur important dans la flambée de violence actuelle est la stabilité économique de la population ouzbek par rapport à celle des Kirghizes[12]. De même, Niyazova évoque les efforts faits pour encourager un « esprit nationaliste » au Kirghizstan durant le mandat du chef de l'État évincé, le président Bakiyev, période durant laquelle les médias kirghizes dénonçaient la richesse des Ouzbeks par rapport aux souffrances des Kirghizes, alimentant ainsi les tensions entre les groupes[13].

L'espoir de paix

Miroslav Jenca, représentant spécial des Nations Unies au Kirghizstan, affirme que « la stabilité durable, si elle est possible, va dépendre de la volonté du gouvernement de réaliser une enquête plausible des événements de violences ethniques et de chercher à réconcilier les deux communautés ethniques vivant dans le sud du pays » [14]. De même, Saber Azam, représentant régional du HCR pour l'Asie centrale signale que « il est relativement facile et rapide de briser la confiance, mais la rétablir peut prendre des années » [15].

Toute enquête va exiger une analyse profonde du conflit de façon à réduire le risque d'une approche unidimensionnelle qui pourrait conduire à une solution unidimensionnelle. Madeleine Reeves, chercheuse associée de l'université de Manchester, explique que des circonstances complexes ont été si simplifiées dans le sud du Kirghizstan que « les mères, les frères et sœurs, les compagnons d'école, les collègues, les voisins et les amis intimes ont été « gommés » de l'idée de nation et réduits à la simple catégorie de « kirghize » ou de « Ouzbèke » dans cette région particulièrement complexe et bigarrée du point de vue historique et social » [16]. Il est essentiel, pour toute paix future, d'analyser plus en profondeur les raisons qui sous-tendent l'existence des pogroms et que les autorités kirghizes reconnaissent et assument la responsabilité des cruautés commises contre les Ouzbeks.

Le 27 juin, un référendum a été tenu soumettant aux électeurs « une nouvelle constitution qui transformerait le Kirghizstan en république parlementaire et non plus présidentielle. Un « oui » obligerait à la réalisation d'élections parlementaires en octobre et au maintien de la présidence provisoire de Roza Otunbayeva jusqu'à la fin 2011 »[17]. Quoi qu'il en soit, le Fonds mondial pour les femmes signale que « le faible gouvernement provisoire du Kirghizstan n'a pas les ressources suffisantes pour appuyer le soutien nécessaire et prendre l'initiative de mettre fin à la violence et à la crise humanitaire croissante »[18].

La date du référendum, si proche de la flambée de violence, a également été critiquée, mais les premiers résultats indiquent toutefois que 90 % des votants (sur une participation de 69 %) a manifesté son soutien à la Constitution qui porterait création de la première démocratie parlementaire en Asie centrale [19]. Le rapport ne précise pas encore combien d'Ouzbeks se sont rendus aux urnes. L'issue de tous les processus n'est pas encore claire pour les Ouzbeks, occupés à recomposer leurs vies incertaines et, très certainement, leurs perceptions incertaines de leurs voisins kirghizes.

Les groupes locaux et internationaux de défense des droits humains ont sollicité une enquête indépendante et impartiale des événements en question [20] dans le contexte de dénonciations croissantes d'une collusion entre les responsables de l'application de la loi dans ces actes de violence et de divergences notables entre les rapports officiels et les affirmations de témoins oculaires. Niyazova estime elle aussi qu'une enquête indépendante est nécessaire, car le gouvernement kirghize va sans aucun doute occulter des informations. Elle s'affirme dépitée par ce qu'elle appelle la « froideur insensible des politiciens européens » et implore la communauté internationale d'accorder son attention à la région, en particulier à la situation des femmes.

 

L'auteure souhaite remercier Lejla Medanhodzic de son aide en matière de traduction.


Note: Le Fonds mondial pour les femmes a lancé un Fonds de crise pour le Kirghizstan.

[1] UZ News.net. “Uzbek citizens indignant at closed border for refugees from Kyrgyzstan” 16 juin 2010.

[2] The Economist. “Sad Homecoming: Refugees start to return, to an uncertain future”.24 juin 2010.

[3] New York Times. “Ethnic Uzbeks Find Calm but Fear for Those Still Behind” 21 juin 2010.

[4] http://www.theaustralian.com.au/news/world/kyrgyzstan-in-lock-down-after-polls-marred-by-violent-clashes/story-e6frg6so-1225885229328

[5] The Globe and Mail. “Kyrgyz gangs accused of genocide as conflict spreads” 13 juin 2010.

[6] Rhodri C. Williams. “Update on Kyrgzstan”. juin 22 2010. Terranullius.

[7] Voir, par exemple, Enloe, C. 1988. Does Khaki Become You? The militarization of women’s lives, London, Pandora; Goldstein, J. S. 2001. War and Gender: How Gender Shapes the War System and Vice Versa. Cambridge, Cambridge University Press.

[8] Enloe, C. 1988. Does Khaki Become You? The militarization of women’s lives, London, Pandora

[9] National Organisation for Women. “Addressing Sexual Violence in the Kyrgyz-Uzbek Conflict”. 21 juin 2010.

[10] Radio Free Europe. “Uzbek women hide in Osh basement as humanitarian disaster looms on border” 16 juin 2010.

[11] The Economist. “Sad Homecoming: Refugees start to return, to an uncertain future”. 24 juin 2010.

[12] Ferghana Ru Information Agency. “Kyrghyz and Uzbeks in Osh Just another local interethnic conflict?” 20 juin 2010.

[13] Les racines du conflit remontent indéniablement à la division arbitraire, de la part de l'ex Union soviétique, des territoires qui ont donné naissance à l'Ouzbékistan et au Kirghizstan. Pour plus d'informations sur le contexte historique, voir http://www.rferl.org/content/10_Things_You_Need_To_Know_About_The_Ethnic_Unrest_In_Kyrgyzstan/2071323.html ; ou l'analyse de Madeleine Reeves à l'adresse http://www.opendemocracy.net/od-russia/madeleine-reeves/ethnicisation-of-violence-in-southern-kyrgyzstan-0

[14] New York Times. “Referendum in Kyrgyzstan Backs Democracy” 28 juin 2010.

[15] The Economist. “Sad Homecoming: Refugees start to return, to an uncertain future”. 24 juin 2010.

[16] Open Democracy. “The ethnicisation of violence in Southern Kyrgyzstan” par Madeleine Reeves. 21 Juin 2010.

[17] Eurasianet.org. “Kyrgyz and Uzbeks Turn Out to Vote for Stability” 27 juin 2010.

[18] Fonds mondial pour les femmes. “GFW Responds to Crisis in Kyrgyzstan” 29 juin 2010.

[19] New York Times. “Referendum in Kyrgyzstan Backs Democracy” 28 juin 2010.

[20] Voir, par exemple,, http://www.amnesty.org/en/for-media/press-releases/international-investigation-needed-kyrgyzstan-violence-2010-06-17 ; http://www.centralasiaonline.com/cocoon/caii/xhtml/en_GB/newsbriefs/caii/newsbriefs/2010/06/19/newsbrief-09

 


Note: Cet article fait partie de la série hebdomadaire des « Dossier de Vendredi (Friday File en anglais) », de l’AWID qui explore des thèmes et évènements importants à partir de la perspective des droits des femmes. Si vous souhaitez recevoir la lettre d’information hebdomadaire « Dossier du Vendredi », cliquez ici.

Cet article a été traduit de l’anglais par Monique Zachary.

Category
Analyses
Region
Europe
Source
AWID