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Il faut un village

Voici une histoire du présent que je vais vous raconter comme si elle appartenait au passé, en jetant sur elle un regard venu de l’avenir.

Imaginez que vous tenez un nœud entre vos mains, un nœud qui renferme une histoire à propos d’une dénommée Zaitun, une personne qui cherche à comprendre le monde dans lequel elle vit et souhaite le transformer en une chose moins laide, un peu moins faussée et un peu moins pénible.


Zaitun a l’impression de vivre une période incroyable. Une période qui, plus qu’aucune autre, offre la possibilité de mettre à bas les structures calcifiées et pesantes d’un pouvoir qui s’attribue le monopole de ce que sont le « savoir » et la « vérité ». Comme au moment où l’invention de l’imprimerie a desserré l’étau imposé par l’Église sur la définition de la morale, du bien et du mal. Nous vivons une période où il n’est plus possible d’enfermer, d’étouffer ou réduire en cendres la capacité des gens à faire usage de leur pouvoir ordinaire, qui leur permet de donner du sens ; parce que la technologie,  qui nous permet d’exprimer, de raconter et de diffuser nos propres vérités est plus diverse et accessible qu’elle ne l’a jamais été.

Jac partageant son histoire au Forum de l'AWID 2016

Et Zaitun les trouvent, ces vérités. Elle consacre son temps à chercher les pages manquantes des livres d’histoire sous la forme de voix enregistrées qui défient la distance et le temps. Elle remet en cause ses propres croyances en s’appuyant sur la musique et les rythmes d’autres cultures et d’autres langues. Elle construit ses convictions à partir des leçons apprises par d’autres qui, d’une certaine façon, ont en commun avec elle cette expérience ou ce besoin particulier. Et l’âme de ses mains et la plante de ses pieds se nourrissent d’une vision des choses emplie de possibles. 

Ce qu’elle ente les mains n’est pas une simple instrument technologique, inerte et bourdonnant d’objectivité innocente. Il s’agit d’une idée qui permet de ré-imaginer le monde. Un monde dans lequel au lieu d’un noyau lourd qui conserve jalousement le pouvoir et cherche avidement à consommer toujours plus, il y a maintenant des nœuds. A des milliers de niveaux. Un monde où le pouvoir émane d’un réseau si résilient qu’il est presque impossible de le détruire. Et Zaitun voit le sens métaphorique, allégorique et matériel de cette idée qui a pris chair. Elle voit en quoi elle peut changer notre manière d’imaginer le capital, les lieux de gouvernance, d’identité et d’appartenance ainsi que les modalités selon lesquelles nous entrons en relation par l’intermédiaire de trames communes faites de curiosité, d’indignation, de traumatismes, de beauté et d’espoir.

Maintenant, faites une pause. 

Dans votre autre main, vous serrez un autre nœud, et ce nœud referme une autre histoire. Dans celle-ci, Zaitun a la peur au ventre, la peur d’un savoir détaché de l’humain parce que transmis par le biais d’une interface froide. Reflet d’un monde dont les racines, qui plongeaient dans les siècles nécessaires à la terre pour transformer son énergie en minéraux précieux, ont été sectionnées. Où les mains chaleureuses de ceux et celles qui se sont vu dérober leur terre pour que soit satisfait l’appétit d‘équipements nouveaux, plus rapides et plus élégants,  sont devenues insensibles. Où l’on construit des barrières de péage de plus en plus nombreuses pour que les personnes pauvres ne puissent plus accéder qu’à des parcelles étroites de cet espace devenu cher. Où le capitalisme évolue par le biais de mutations qui créent de nouveaux monopoles vendus comme des « services gratuits », des « économies partagée » et des « systèmes inoffensifs », dissimulant ainsi l’acte et le coût de notre capitulation. Et où les grandes entreprises et les gouvernements scellent des accords à huit clos pour étouffer le savoir.

Dans ce monde, les voix radicales sont réduites au silence par une violence nourrie d’intolérance. L’expression collective des revendications politiques est réduite à la voix stridente d’individus, qui résonne par le biais de hashtags qui marquent leur identité.

Maintenant, posez ce nœud sur vos genoux,

car en voici un troisième. Ce nouveau nœud renferme lui aussi une histoire. Dans celle-ci, Zaitun n’est pas seule. Elle est assise dans une pièce au milieu d’un magnifique chaos fait de corps, de désirs et d’histoires. Ces personnes ne sont peut-être pas très nombreuses, mais elles tissent la trame d’une révolution. Elles pratiquent la politique du scepticisme et jouent avec la technologie. Elles luttent contre la peur grâce à la curiosité. Avec l’application de fourmis, elles mettent à bas la tour des jargons qui excluent les autres, brique par brique, en utilisant le langage chaleureux de l’expérience et la force créatrice du féminisme.

Ces personnes célèbrent la dissonance, la différence et l’obscène parce que les fragilités connectées, comme la toile de l’araignée, sont plus robustes que l’acier. Et nous connaissons tous et toutes des jours de fragilité, des jours où nous avons besoin d’être entouré-e d’une multitude d’autres comme nous. 

Ces personnes se fient à leur intuition pour déterminer quand apprendre, et quand rester immobiles, car le fait de ne pas apprendre est aussi un enseignement. Elles détrônent les auteur-e-s, les professeur-e-s, les muftis et les expert-e-s. Et elles considèrent que le savoir est ancré dans leur peau, et que cette peau est imprégnée de chants et de semences, de lieux et de mythes ainsi que de rituels à la fois fantastiques et banals.

Et la peau est chair, et la peau est ensemble de données.

Vous avez maintenant trois nœuds entre vos mains. 

Chacun d’entre eux est une histoire figée dans le temps. Elles existent simultanément et elles sont toutes véridiques. Et maintenant, à cet instant précis, elles apparaissent comme des fils de la trame d’une même réalité.

Nous sommes au bord du précipice. Et nous devons examiner le présent comme si nous le regardions depuis le futur, comme un des éléments qui contribuent à l’élaboration de la trame. Nous vivons dans le même monde que Zaitun.

Alors saisissons nous de l’espoir, de la peur et de la révolution. Et réfléchissons sérieusement : quelle trame voulons-nous tisser ensemble?

A propos de l'auteure

Jac Sm Kee est Responsable du programme Droits des femmes pour l'Association pour le progrès des communications (APC)

Category
Analyses
Region
Global