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Au-delà de la décriminalisation : Témoignage d'une activiste argentine qui milite en faveur des droits sexuels

En matière de révolutions féministes, la « liberté » n'est rien sans la « liberté de »


Alejandra Sarda-Chandiramani, 2018

Je m'appelle Alejandra Sarda-Chandiramani. Je milite depuis très longtemps en faveur des droits sexuels. Je viens d'Argentine où il existe actuellement un vaste mouvement féministe très influent grâce auquel notre Parlement a enfin commencé à débattre de la décriminalisation et, espérons-le, de la légalisation de l'avortement. Je porte un mouchoir vert, symbole de cette lutte.

Je suis mariée à une autre femme en vertu des lois de mon pays, où nous vivons toutes les deux. Mais elle est indienne et dans son pays notre relation est contraire à la loi. Donc, je suis légale et « pas légale » en même temps !

Je dois avouer que je grimace quand j'entends des termes comme « décriminalisation », dans le contexte des droits sexuels.

D'après mon expérience, je suis convaincue que la décriminalisation n'est jamais suffisante. Ce n'est qu’une première étape. La revendication qui consiste à ne pas criminaliser certaines pratiques sexuelles, certaines identités de genre, etc. ne peut être dissociée d'une revendication en faveur de conditions matérielles qui permettront à ces pratiques et identités d'être pleinement réalisées. C’est pourquoi, pour moi, la décriminalisation en matière de sexualité et de genre ne peut mener à la transformation sociale que si elle s’inscrit dans le cadre d’un programme politique plus large, incluant la redistribution de la richesse et une véritable démocratie participative. C’est le but de mon activisme féministe !

Dans mon contexte, personne ne réclame « la décriminalisation», ce que les gens exigent ce sont des « politiques publiques ». Des politiques publiques qui commencent par éloigner la police et le système de justice pénale, de nos lits, de nos identités, etc. et qui se concentrent  directement sur l'éducation, la santé et le travail, des politiques qui sont façonnées avec la participation active de la communauté concernée. Parce que la criminalisation entraîne l'exclusion - économique et sociale - mais résulte également de l'exclusion elle-même.

L’historienne Dora Barranco, une féministe argentine de premier plan, a récemment déclaré lors d’une audition au Parlement sur la question de l’avortement : « Les femmes privilégiées ont toujours subi des avortements dans de bonnes conditions sanitaires. Mais pour les femmes des classes pauvres, la criminalisation représente une condamnation à mort masquée et sinistre ». (Dora Barrancos, intervention lors de l’audition parlementaire sur la dépénalisation et la légalisation de l’avortement, 10 avril 2018. )

 

Dora Barrancos au Congrès argentin: pour la mise en place de la liberté sexuelle et reproductive, 2018

C’est pour ça que je ne peux pas concevoir la décriminalisation sans politiques sociales et les droits universels sans justice économique.

D'autres le peuvent : Pour les politiciens (néo) libéraux, accepter de ne pas placer la sexualité et le genre « sous contrôle » ne pose pas trop de problèmes. Dans mon pays, beaucoup d'entre eux soutiennent le fait que les personnes trans puissent changer leurs papiers d'identité sur base du principe d'autodétermination, soutiennent le fait que les femmes puissent désormais décider d'avorter et soutiendront sans doute bientôt le fait que les travailleurs et les travailleuses du sexe paient des impôts. La « décriminalisation » c'est un terme bon marché, qui vous fait paraître progressif, très 21ème siècle. Mais, en fin de compte, ces mêmes personnes ont voté contre le projet de loi sur l'identité de genre (comme elles le feront probablement avec le projet de loi sur l'avortement). Pourquoi ? Parce que dans cette partie du monde, des années de « populismes » et de « révolutions » nous ont appris que « la liberté » n'est rien sans la « liberté de ». Notre proposition de loi sur l'identité de genre prévoyait l'obligation pour l'État de fournir des informations et des services en matière de chirurgie, de traitement hormonal et esthétique. Aucun politicien (néo) libéral ne voterait en faveur de ça. Ils ne voteront pas non plus en faveur de services d'avortement gratuits et la production par l'État de misoprostol, un médicament qui induit l'avortement, ce que certaines versions des projets de loi en matière d'avortement actuellement débattues exigent.

Permettez-moi d'utiliser la loi de 2012 sur l'identité de genre de l'Argentine à titre d’exemple :

Cette loi est passée dans un contexte social marqué par ce que nous appelions « l’élargissement des droits ». Elle comprenait un élargissement des obligations de l’État, destinées à assurer la réalisation de ces droits. Pour les personnes trans, cela signifiait l’abrogation des décrets qui criminalisaient leur identité et elles ont cessé d'être arrêtées à cause de ce qu'elles étaient. Mais ça ne s’arrêtait pas là : La loi en question était assortie  de programmes de mise à l’emploi, de prêts et de formations en économie sociale pour les coopératives de personnes trans, de facilités pour entamer des études, entre autres. Sans tout ça, la loi aurait principalement bénéficié aux quelques personnes trans qui jouissaient déjà de privilèges liés à leur classe sociale (elle-même très liée à leur ethnicité) et aurait même renforcé ces privilèges.

Mais tout processus de changement social - et en particulier ceux qui concernent des institutions sociales aussi anciennes et fondamentales que le genre - exige du temps. Et le temps est ce dont nous ne disposons pas à la périphérie du monde, dans les néo-colonies :   pour qu’ils soient autorisés à se maintenir au pouvoir, on n’attend pas de la part de nos gouvernements qu’ils augmentent les dépenses sociales pour renforcer la réalisation des droits des personnes mais plutôt le contraire, à savoir couper dans les dépenses, contracter des dettes, payer des intérêts, acheter des armes, vous connaissez l'histoire. Depuis 2016, nous avons une administration néocoloniale qui suit ce scénario à la lettre. Et tous les programmes que je viens de mentionner sont en cours de démantèlement.

La loi sur l'identité de genre n'a pas été abrogée. Mais de nombreuses personnes trans sans privilèges de classe / ethniques ont repris des activités de subsistance qui sont criminalisées et pour lesquelles les préjugés sexistes sont manifestes : quand on parle de travail du sexe de la rue et de petit trafic de drogue, les femmes et les personnes trans sont beaucoup plus vulnérables que leurs pairs (les hommes cis) face aux contrôles (et aux brutalités) de la police. Et la plupart des hôpitaux qui auparavant soutenaient leurs processus d'affirmation du genre sont aujourd’hui incapables de le faire parce qu'ils n'ont plus accès aux hormones, à des médecins, ou les deux.

Manifestation pour la légalisation de l'avortement en Argentine, 2018

C'est pourquoi j'ai appris que la décriminalisation ne suffit pas.

Ce n'est que le début de la conversation. Ma défunte amie et leader travesti, Lohana Berkins, a déclaré dans son message d’adieu : « Nous ne retournerons jamais en prison ». Pour certain-e-s, la décriminalisation est la clé pour ouvrir certaines prisons. Pour d'autres, il faut une révolution, idéalement une révolution féministe.

 


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Category
Analyses
Source
AWID