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Reflections Ten Years after the Argentinean Economic Crisis of December 2001

DOSSIER DU VENDREDI: Le mois de décembre 2011 marque le dixième anniversaire de l’effondrement économique argentin, qui engendra des troubles sociaux et l’agitation politique dans le pays. Les manifestations des 19 et 20 décembre 2001 et la violente répression politique qui s’en suivit firent plusieurs morts et précipitèrent la chute du gouvernement. L’AWID a invité la sociologue Norma Sanchís* et l’économiste Alan Cibils** à nous livrer leur réflexion pour contribuer à cet article dix ans après.

Par Gabriela De Cicco

Sanchís se souvient de ces jours de décembre comme d’ « une espèce de spirale qui aspirait tout sur son passage et finit par renverser le gouvernement de la Rúa, engendrant la plus grande crise institutionnelle de la République Argentine avec 5 présidents se succédant en une semaine et une répression sévère de la protestation sociale qui entraîna la mort de plus de 30 personnes ».

Les causes de la crise

La crise qui finit par exploser en décembre 2001 en Argentine découla des politiques mises en œuvre dans les années 90, et qui se résumaient à un ensemble de mesures néo-libérales. Cibils les décrit comme des « politiques destinées à évincer l’Etat de l’économie et laisser les marchés s’occuper de tout, car ils sont censés être plus efficaces. Mais il n’existe aucun exemple historique susceptible de prouver que cela constitue une voie de développement viable ».

Pour Sanchís, ce modèle économique qui était fondé sur l’ouverture commerciale et financière eut de fortes conséquences économiques et sociales, par ailleurs exacerbées par la surévaluation du Peso due à la convertibilité [1] particulière du pays. « L’ouverture commerciale aveugle, la mise en danger de la production nationale, de même que la perte d’emploi formel (il fut un temps où le chômage féminin atteint presque 19%) et l’appauvrissement de grandes tranches de la population contribuèrent les uns comme les autres à affaiblir le marché intérieur. Le mot d’ordre de l’époque était de promouvoir les exportations, et l’objectif principal de l’économie consistait à faciliter les exportations des grosses sociétés en partant du principe que le reste des secteurs productifs et sociaux[2] en tireraient profit. Cela plongea la production locale dans une situation de faible compétitivité et entraîna la faillite d’entreprises, en particulier des petites et moyennes sociétés ».

Au cours des années 90, de nombreuses privatisations –toutes remises en cause et accusées de corruption– sont menées sous la présidence de Carlos Menem. Les services publics, comme la santé, les entreprises d’Etat et même le système des retraites passent ainsi aux mains du secteur privé, principalement d’investisseurs étrangers.[3]

Pour Alan Cibils, « la privatisation du système prévisionnel explique à elle seule ou presque l’augmentation de la dette argentine au cours des années 90 et l’explosion à laquelle elle a abouti en 2001. Ajoutons à cela ce que les économistes nomment les « chocs extérieurs » -à l’instar de l’augmentation du taux d’intérêt de la Réserve Fédérale des Etats-Unis-, et nous en venons à une dette, et finalement à une situation fiscale insupportable. Mais je le répète, la croissance de la dette est exclusivement liée ou presque à cette privatisation qui non seulement rendit les comptes fiscaux intenables, mais lésa également des dizaines de milliers de retraités ».

Conséquences sur les droits des femmes

Sanchís nous explique que le chômage a affecté en plus grande partie les femmes, avec un chômage déclaré[4] très élevé ainsi qu’une hausse du sous-emploi[5]. Elle ajoute que « le retrait de l’Etat du secteur des services -et en particulier du secteur des soins- constitue l’une des conséquences les plus flagrantes de la crise sur les femmes, et d’une manière générale, de la politique des années 90 sur les femmes, qui abandonna son fardeau de prise en charge des personnes dépendantes à la sphère familiale, et par conséquent aux femmes ».

L’impact fut encore plus retentissant dans les provinces du Nord-Est et du Nord-Ouest. Les états pauvres, ou dotés de budgets moindres, n’ont pas été capables de maintenir les services publics comme l’éducation, la santé, ou la prise en charge des personnes malades et âgées. « Là-bas, les femmes ont été plus défavorisées. Elles ont été contraintes d’aller travailler, tout en assumant une plus grande part des responsabilités en matière de prise en charge de leur famille. C’est là que le genre et la classe se retrouvent. ».

« Par ailleurs, un état ruiné ne répond pas aux demandes de droits sexuels et génésiques ou de protection face à des situations de violence. Dans les moments de crise où l’on a tendance à assister à une recrudescence des situations de tension familiale, d’abandon de la part des hommes ou de violence sexiste, l’Etat est incapable de répondre à ce type de problématiques. Ainsi les femmes ont été globalement très affectées à différents niveaux, et ce aussi bien par la politique que par ses conséquences les plus évidentes qui ont débouché sur la crise ».

La résistance du peuple face à la crise et le rôle des femmes

Comme nous l’explique Cibils, « La résistance du peuple a été essentiellement déclenchée par la restriction bancaire, mieux connue sous le nom de Corralito (les mesures ont en pratique gelé les avoirs bancaires et interdit tout retrait des comptes en banque en devise dollar, tandis que les retraits en pesos eux-mêmes étaient fortement limités, NdlT). « C’est elle qui a incité les gens à descendre dans la rue en guise de protestation, et je crois que la dégradation significative de l’activité économique qui s’attardait depuis 1998 -l’année où l’Argentine entra en récession- ainsi que les taux élevés de chômage, la pauvreté et l’indigence croissantes, sont autant de facteurs qui y ont contribué. Dans les zones urbaines et de la classe moyenne, ces protestations se sont manifestées par de grandes marches, des cacerolazos (du bruit des casseroles frappées les unes contre les autres) et enfin des assemblées de quartier où tout était remis en question. Il y avait aussi des protestations plus dirigées, comme celles des piqueteros, qui s’opposaient déjà depuis plusieurs années à la fermeture de diverses usines et entreprises pétrolières ainsi qu’aux privatisations, ou encore le mouvement des femmes rurales Mujeres Agrarias en Lucha. Les protestations qui sont apparues dans les zones urbaines se sont toutefois révélées être davantage une réaction que le produit d’une organisation préalable ».

D’après Sanchís, les « nouveaux espaces de protestation sociale émergeant de la crise offrirent aux femmes la possibilité de participer équitablement en tant que protagonistes. Elles ont été les pièces centrales des piquetes, qui représentait le moyen de protestation le plus répandu dans les secteurs urbains ou péri-urbains les plus pauvres, barrant routes et chemins. Elles ont également été les actrices principales des réseaux de troc, sortant en masse de leurs maisons avec ce qu’elles avaient réussi à dénicher pour le revendre ou l’échanger.[6] Les assemblées de quartier constituaient pour elles une forme supplémentaire de participation, en particulier dans les secteurs urbains de la classe moyenne et la classe moyenne inférieure. Elles y avaient une voix, pouvaient y faire des propositions et s’exprimer sur un pied d’égalité avec les hommes. Citons enfin l’exemple des entreprises en faillite redressées[7] par les travailleurs mêmes, qui cherchaient à assurer leur continuité pour conserver leur source de travail ».

Peut-on parler de reprise économique en Argentine ?

Sanchís et Cibils coïncident tous deux sur le fait qu’on peut parler de reprise dès 2003. Pour Sanchís, le contexte international et sa série de caractéristiques, comme l’augmentation du prix des marchandises[8], de l’agro-alimentation par exemple, ont favorisé les termes d’échange et ont permis au pays d’entamer une phase de croissance impressionnante qui s’est maintenue sur plusieurs années et connaît un léger ralentissement depuis quelques temps.

Le renforcement de tout le processus d’intégration régionale en Amérique du Sud a permis de réactiver l’échange entre nos pays ainsi que les secteurs industriels dans certaines zones. Les politiques internes, concentrées à raviver le marché intérieur ainsi qu’à diversifier les exportations et leurs destinations, ont su tirer profit des facteurs exogènes. Les réserves accumulées grâce au solde exportateur positif et la renégociation de la dette extérieure, après avoir été déclarée en situation d’insolvabilité, ont permis d’accroître les dépenses sociales et de stimuler le marché interne. Des politiques sociales, destinées à améliorer la qualité de vie, ont ainsi été mises en œuvre, comme la renationalisation du système prévisionnel qui vise à élargir le champ de la population ayant accès à la retraite, et l’Allocation Universelle par Enfant. Ces réponses sont très différentes des recommandations émises par les organismes internationaux des pays européens qui sont aujourd’hui en crise.[9]

Pour Cibils, il ne s’agit pas de savoir s’il y a eu ou non croissance, mais plutôt de remettre en question le redressement social. « Dans quelle mesure ce soi-disant "modèle" diffère-t-il de ce qu’il était dans les années 90 ? Dans quelle mesure la "matrice productive" argentine d’aujourd’hui rompt-elle avec l’économie de production des années 90 ? Voilà les vrais questions. Il est évident que la pauvreté a diminué : chiffrée à 57% au second semestre de 2002, elle est aujourd’hui évaluée à 30% selon la majorité des sondages… Mais compte tenu de la croissance record qui s’est étalée sur 7 ou 8 années, la baisse paraît un peu légère. En ce sens, on aurait pu s’attendre à une amélioration bien plus conséquente. Et l’indigence existe encore, ce qui me semble d’autant plus inexplicable que l’Argentine est un pays producteur d’aliments. »

Les leçons tirées de la crise argentine pourraient-elles servir dans le cadre de la crise mondiale actuelle ?

Sanchís considère que « tout dépend des secteurs auxquels on accorde la priorité. Si les politiques visent à préserver la santé du secteur financier, et qu’on injecte d’importantes sommes dans les banques, et que toutes les obligations de la dette extérieure continuent d’être bien remplies, alors on obtiendra un certain type de résultat. Mais ce sont évidemment des fonds que l’on ampute à d’autres secteurs tels que le marché interne, les petites entreprises, les secteurs les plus pauvres, les retraites etc. En définitive, ceux qui finissent par faire les frais de la crise sont les plus défavorisés. Certains secteurs qui profitent de la crise voient leurs gains augmenter et jouissent de bénéfices disproportionnés, alors que nous savons que l’immense majorité est très durement affectée. Je crois que le type de mesures et de politiques que l’on décidera d’adopter va complètement changer la donne quant aux intérêts qui sont protégés et à qui cela profite. Il est évident que c’était une bonne chose d’accorder la priorité au marché intérieur, à la production, à la réactivation en général qui a permis de générer un niveau élevé de croissance. Je ne parle pas de développement car il y a, aujourd’hui encore, une immense dette en matière de distribution des richesses dans ce pays ».

Cibils conclut qu’ “il faut avant tout voir que l’insolvabilité a été une bonne chose, contrairement à ce que nous disent encore les marchés financiers et le FMI afin de faire peur aux pays endettés ; l’insolvabilité a été une bonne chose, car elle a permis au pays de battre et redistribuer ses cartes. La récupération de la souveraineté monétaire, c’est à dire abandonner la convertibilité et dévaluer, constitue un autre aspect positif. La dévaluation du peso a permis à l’économie de se réactiver et de croître. Enfin -et c’est une autre leçon importante que l’Argentine a plutôt bien apprise, même si ce n’est parfaitement- la sortie de la crise ne passe pas nécessairement par un retour aux marchés de capitaux internationaux. Pour être franc, je crois qu’il faut éviter les marchés de capitaux dans la mesure du possible, et n’y avoir recours qu’en ultime instance ou à court terme. ».

* Norma Sanchís travaille pour l’association Lola Mora et appartient au Réseau de Genre et de Commerce (Red de Género y Comercio)

** Alan Cibils est enseignant chercheur, directeur de Maîtrise en Economie Politique à l’Institut de l’industrie, Université Nationale de General Sarmiento.

[1] « Par convertibilité, on signifiait que l’Argentine, qui avait fixé sa monnaie sur le Dollar, n’était pas en mesure de faire de la politique monétaire indépendante et ne pouvait donc pas faire ce que font habituellement les pays qui entrent en récession, à savoir émettre de la monnaie. En ce sens, l’Argentine avait pour ainsi dire perdu sa souveraineté monétaire. Ce qui n’est, du moins conceptuellement, pas très différent de ce qui se trame actuellement en Grèce et dans certains pays périphériques de la zone Euro ». (Alan Cibils)

[2] La perte notoire d’emploi formel entraîna la rupture des réseaux de protection sociale, que ce soit les systèmes de retraite, les obras sociales (programmes de santé gérés par un syndicat), ou les aides de la sécurité sociale destinées aux secteurs les plus défavorisés. Les politiques qui ont tenté de compenser ces lacunes étaient basées sur la segmentation de la demande ; il s’agissait de politiques en faveur des soi-disant secteurs vulnérables dont l’efficacité était extrêmement limitée, spécifiquement dirigées à l’encontre des secteurs « bénéficiaires », « clients » ou « consommateurs » des politiques sociales, tout cela dans un contexte où l’Etat –comme l’une des conséquences institutionnelles– avait intégralement remis sa capacité régulatrice entre les mains du libre jeu de marché, ce qui aggrava considérablement la fragmentation sociale, la polarisation, et lésa les secteurs les plus défavorisés. Tout cela se conjugua à des politiques de décentralisation liées à la volonté de réduire l’Etat et d’amoindrir les dépenses des services sociaux en particulier, amenant l’Etat national à transférer aux juridictions, aux provinces et aux municipalités ses responsabilités en matière de services de santé et d’éducation, entre autres. Ces juridictions, en particulier les plus pauvres, ne purent faire face à la demande croissante, ce qui occasionna par ailleurs de sérieuses dégradations sociales. (NS)

[3] “L’Argentine est l’un des pays à avoir signé le plus grand nombre d’accords d’investissement au monde avec différents pays et des blocs régionaux, visant essentiellement à assurer l’investissement étranger dans le pays.” (NS)

[4] Ce sont des personnes ne travaillant pas pendant la semaine, ayant activement recherché un emploi (c’est à dire ayant réalisé des actions concrètes en vue d’obtenir un emploi), et disponibles immédiatement: voici les trois critères du chômage déclaré. Définition recommandée par le BIT lors de sa Treizième Conférence Internationale en octobre 1982.

[5] Désigne les personnes qui voulaient cumuler plus d’heures de travail que celles qu’elles n’effectuaient déjà. (NS)

[6] Les « clubs de troc » relevaient de l’Economie solidaire et se sont révélés déterminants pour certaines tranches de la population. La perte de souveraineté monétaire, engendrée par la récession et le corralito, s’est traduite par la forte réduction de quantité de monnaie circulant dans la rue (l’argent liquide). Le troc a ainsi permis aux gens montrant certaines aptitudes ou capables de produire quelque chose, d’échanger ce qu’ils avaient produit contre ce dont ils avaient besoin. Cibils explique que « d’une certaine façon, cela a créé une économie parallèle dotée de sa propre monnaie, laquelle était acceptée dans certaines municipalités et même pour payer des services ou ses impôts. Il s’agissait de pièces qui n’étaient pas émises par l’Etat mais par les clubs de troc eux-mêmes. Cela donne une idée de la pénurie de liquide qui existait, tout comme les coupons provinciaux ou les monnaies semi-officielles qui abondaient, même au niveau national.». (AC)

[7] Le redressement d’usine a davantage été le fruit de la crise et du désespoir que du mouvement politique ou idéologique, la politisation s’étant produite d’une manière générale après la reprise. Cela reflète aussi le schéma suivant : premièrement, la réaction face à la crise, et la viabilité des entreprises qui fonctionnent au sein d’un système capitaliste, munies toutefois d’un schéma d’organisation interne et d’un schéma de redressement interne ; car contrairement à ce qu’avaient décrété les propriétaires des entreprises, ce schéma est effectivement viable. Ainsi, il était donc possible de produire efficacement sur le marché capitaliste tout en ayant des critères différents de rentabilité et une organisation plus horizontale. Cela est très intéressant et en dit long sur les organisations d’entreprises, les ventes, la rémunération, etc. Le fait qu’il en reste aujourd’hui environ 200 en état de fonctionnement est une donnée importante et encourageante, et bien que cette tendance ne soit pas à la hausse actuellement, elle aura tout de même servi à préserver quelques sources de travail. Bien sûr, on ne peut pas dire que cela a été une solution globale au chômage, mais elle l’a été pour le groupe restreint de travailleurs qui ont été capables de s’intégrer aux coopératives ou aux mouvements collectifs décidés à redresser ces usines. (AC)

[8] On désigne par marchandises les produits primaires exportés, ceux qui n’ont pas de valeur ajoutée. Il s’agit essentiellement des produits agricoles, du bétail, ou encore du pétrole. (NS)

[9] Quand on cherche à soutenir à tout prix le système financier, comme l’ont fait les Etats-Unis, au risque de devoir diminuer les retraites et réduire les dépenses sociales, on applique ce qu’on appelle des mesures pro-cycliques. Ainsi, quand le pays entre en crise et que l’on ajuste les dépenses au lieu de promouvoir des politiques anti-cycliques qui permettraient de faire croître le marché intérieur et de renforcer l’économie, l’investissement national diminue et la crise s’intensifie d’autant plus. Le fait de réduire le marché intérieur réduit le pouvoir d’achat de la population, et par conséquent l’économie freine drastiquement. (NS).

Note:

Cet article fait partie de la série hebdomadaire des « Dossier de Vendredi (Friday File en anglais) », de l’AWID qui explore des thèmes et évènements importants à partir de la perspective des droits des femmes. Si vous souhaitez recevoir la lettre d’information hebdomadaire « Dossier du Vendredi », cliquez ici.

Cet article a été traduit de l’espagnol par Camille Dufour

Category
Analyses
Source
AWID