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La voix des femmes libyennes : une voix progressiste sur fond de violence et d’insécurité

Les femmes étaient au premier rang des manifestations libyennes en faveur de la démocratie de 2011, qui, après avoir dégénéré en guerre civile, ont culminé par l’éviction du dictateur Mouammar Kadhafi. Depuis, pourtant, entre des institutions publiques en décrépitude et l’insécurité dominante, les femmes luttent pour se faire entendre. L’AWID s’est entretenue avec Alaa Murabit, la fondatrice de The Voice of Libyan Women (La voix des femmes libyennes), une organisation œuvrant pour la représentation économique et politique des femmes et contre la violence à l’égard des femmes, afin de parler de leur travail et de la situation auxquelles les femmes libyennes sont aujourd’hui confrontées.


AWID: Qu’est-ce qui vous a incité à créer The Voice of Libyan Women? Comment parvenez-vous à rester motivée face à cette situation de crise ? 

Alaa Murabit : Nous avons fondé The Voice of Libyan Women (La voix des femmes libyennes) pour assurer aux femmes la place qui leur revient légitimement dans la reconstruction de notre nation. J’avais travaillé avec de nombreuses femmes absolument merveilleuses pendant toute la révolution ; mais j’ai réalisé qu’en l’absence d’une entité organisée, elles avaient interrompu ce travail qu’elles avaient pourtant accompli avec tant d’enthousiasme. Elles endossaient de nouveau un rôle culturellement plus acceptable.

Tout au long du processus, nous avons eu à faire face à plusieurs difficultés. La perte de personnes au sein de notre réseau a été la pire. Après cela, j’étais tellement consciente des risques que je trouvais difficile d’aller demander aux familles de laisser leurs filles et leurs fils se joindre à nos projets.

Pour ce qui est de la motivation, nous agissons, simplement. Nous agissons, parce que si nous ne le faisons pas, personne d’autre ne le fera.

 

AWID: Comment décririez-vous la situation actuelle en Libye, ses acteurs et actrices clés et leur impact sur les droits des femmes ?

AM : Il est devenu extrêmement dangereux de s’engager pour les droits des femmes, ce qui a incité la majorité des activistes à quitter le pays. Ici, à Zaouïa, par exemple, la route qui mène à Tripoli est fermée depuis trois semaines, ce qui nous empêche d’accéder à la capitale. La vie quotidienne est marquée par l’insécurité. Ce sont des conditions de travail extrêmement compliquées, mais notre présence physique reste la seule façon de gagner la confiance des communautés locales. Tout cela génère une dynamique assez difficile.

Par ailleurs, il existe un phénomène intéressant propre aux pays qui traversent des conflits. Tout le monde vous dit : « nous devrions mettre de côté les droits des femmes pour l’instant car nous avons des priorités ». Pendant la révolution, tout le monde disait : « il faut vous impliquer, c’est important si vous voulez vivre dans la dignité ».  Aujourd’hui, si vous reprenez la dernière phrase, on vous répondra : « vous êtes égoïstes, vous devez penser à l’intérêt général du pays ».

Qui sont les acteurs principaux ? C’est probablement la meilleure question à se poser concernant la Libye ; personne n’a la réponse ! Il y a les différentes milices, financées pour la plupart par des pays étrangers. Ensuite, vous avez la communauté internationale, qui s’est trouvée parachutée avec tout cet argent mal employé et s’est retirée quand la situation est devenue compliquée ; et la société civile n’était pas encore suffisamment organisée pour parvenir à combler le vide qu’avait laissé la communauté internationale – jusqu’en 2011, la société civile en Libye était inexistante. Enfin, il y a évidemment les dirigeants religieux, dont l’influence est au plus fort actuellement.

 

AWID: Le travail de plaidoyer de votre organisation se fonde avant tout sur l’utilisation des textes islamiques. Dans quelle mesure cela vous aide-t-il à promouvoir les droits des femmes ? Vous êtes-vous heurtées à des obstacles en privilégiant cette approche ?

AM : De 2011 à 2012, nous nous sommes concentrées sur l’autonomisation politique et économique et avons fortement insisté sur l’utilisation de conventions internationales. Le problème est que nous apercevions toujours les mêmes visages aux ateliers, parce que les familles qui acceptent que leurs filles s’engagent à nos côtés sont limitées. Notre travail ne se répercutait pas sur les autres parties de la société.

La question de l’islam s’est imposée avec des remarques telles que « d’un point de vue de l’islam, une femme ne peut pas diriger » ou « d’un point de vue de l’islam, un homme peut battre sa femme ». Or j’ai moi-même été élevée dans la religion musulmane, et ces remarques évoquaient un Islam auquel je ne m’identifiais pas, et que je ne comprenais pas. Dans notre organisation, il est devenu évident qu’il fallait aborder le sujet.

Notre première campagne, intitulée International Purple Hijab Day (Journée internationale du hijab violet), avait pour but de nous permettre de tâter le terrain. Notre hypothèse était la suivante : grâce à la religion, nous pourrions accéder à davantage de foyers et de personnes, des personnes qui, en temps normal, ne nous auraient jamais adressé la parole – il se pouvait qu’elles ne soient pas d’accord avec nous, mais nous allions au moins pouvoir discuter.

Notre campagne a reçu un accueil impressionnant. La première année, 17 000 personnes ont porté des écharpes, des cravates ou des rubans violets en guise de soutien aux actions contre la violence domestique. Le Premier Ministre de l’époque, Abdurrahim El Keib, est apparu à la télévision portant une écharpe violette et a déclaré que la violence domestique était contraire à l’Islam. Nous avons clairement compris que c’était le chemin à prendre.

Au cours de la campagne Purple Hijab Day, nous avons eu à essuyer des commentaires tels que «  de toutes façons, ce n’est qu’une organisation de défense des droits des femmes, elles modifient la religion comme bon leur semble ». En réalité, leur problème ne résidait pas dans les vers, que nous citions tels que dans le texte, mais bien dans les personnes qui les citaient ! C’est ainsi qu’en préparation de la campagne suivante, la campagne Noor, nous nous sommes rendues au Comité des Fatwas pour faire authentifier les hadiths que nous citions. De cette manière, au sein des communautés, personne n’a pu remettre en cause la légitimité de notre démarche.

Cela a soulevé quelques critiques, en particulier de la part des organisations internationales, qui ont déclaré que nous encouragions les chefs religieux, ou encore que nous ne devrions pas nous impliquer dans la politique. Cela m’a tout de même semblé un peu paradoxal : comment peut-on parler des droits des femmes sans aborder la religion quand la religion a une incidence considérable sur les droits des femmes dans ce pays ?

Bien sûr, il nous a fallu faire des compromis ; mais cela a valu la peine, car notre audience s’est élargie. Avant, le Ministère de l’éducation ne nous autorisait pas l’accès aux écoles et le Ministère des communications ne nous autorisait pas à diffuser quoique ce soit à la télévision, quand bien même nous aurions payé pour ce faire. Après obtention de l’authentification [du Comité des Fatwas], nous avons obtenu la permission d’accéder à toutes les écoles au niveau national, et non seulement nous avons obtenu l’autorisation de diffuser notre campagne à la télévision, la radio et sur des panneaux d’affichages, mais nous avons en plus appris que ce serait aux frais du Ministère des communications !

 

Je pense qu’il est stérile de penser en ces termes : « nous voulons obtenir les droits des femmes et nous procéderons de cette seule et unique façon ». Il nous semblait évident qu’en continuant de parler la « langue des droits des femmes » – CEDAW et 1325 –, nous finirions par nous retrouver seules à la table.

 

AWID: Comment se fait-il que les extrémistes soient parvenus à prendre le pouvoir en Libye ?

AM : L’extrémisme qui existe en Libye n’est pas idéologique, mais pratique. Les gens se disent : « Cela permet à nos garçons de se faire de l’argent, c’est une façon de protéger notre communauté ou nos intérêts ». Les gens cherchent à lutter contre cet extrémisme et à préserver les communautés locales, mais j’entends tous les jours des personnes s’interroger : « Y a-t-il d’autres alternatives ? » Les extrémistes gagnent du terrain lorsqu’ils deviennent les plus grands fournisseurs de services des gens.

Il faut ajouter à cela le climat de peur dont je faisais état plus tôt. Chaque matin, lorsque mon frère part pour l’école, ma mère est au bord de la crise cardiaque. Il suffit qu’une seule personne estime qu’il est du mauvais côté pour qu’on ne le revoit plus. Dans ce genre de climat et en l’absence d’alternative, les gens se tournent vers ce qu’il y a pour leur apporter la sécurité.

Les gens disent : « si ce ne sont pas les extrémistes qui nous protègent, ce sera notre milice de quartier ». C’est là une contradiction très étrange : les milices peuvent à la fois exercer le contrôle et la peur sur les populations et en récolter le soutien. C’est leur atout le plus précieux.  

Quand vous ne contrôlez pas la moindre chose et que l’on vous offre un espace où vous êtes maître-sse de la situation, c’est très attrayant. Prenez un jeune homme incapable de subvenir aux besoins de sa famille et donnez-lui la possibilité d’être un « héro », cela devient très percutant. Et les femmes ne sont pas que des victimes – elles sont nombreuses à soutenir ces groupes pour des raisons semblables ; ils leur donnent un certain sentiment de pouvoir qu’elles n’ont jamais trouvé ailleurs.

 

AWID: Quels sont les plus gros obstacles auxquels vous et votre organisation êtes heurtées ? Comment êtes-vous parvenues à les surmonter ?

AM : Parmi les obstacles que nous avons affrontés, il y a le fait qu’il existe une immense indifférence, presque du mépris, à l’égard des jeunes femmes activistes. On accorde aux jeunes femmes une part minime d’un crédit qui est déjà très limité. Les gens pensent que nous ne savons pas de quoi nous parlons. Je l’ai ressenti en Libye, mais ailleurs aussi, comme aux États-Unis ou au Canada par exemple, où les gens pensaient que les jeunes ne s’y connaissaient qu’en réseaux sociaux ! 

Le plus grand obstacle auquel nous nous soyons heurtées a été le manque de soutien à l’égard des défenseuse des droits humains en Libye, en particulier au niveau de la sécurité. J’ai discuté avec des personnes d’organisations internationales qui me disaient : « c’est trop dangereux pour nous, mais faites-le, vous ! » Les gens disent que « c’est un travail de terrain », mais c’est une mission impossible puisque sur le terrain, tout le monde est terrifié !

Bien sûr, c’est notre pays et nous voulons mener à bien ce travail. Mais comment faire sans soutien de sécurité adéquat ? Certaines organisations internationales déboursent des sommes énormes pour des employé-e-s qui ne quittent jamais Tripoli, alors que cet argent suffirait amplement à payer pour la sécurité nécessaire aux femmes activistes.

Il y a des organisations internationales qui disent : « nous valorisons les voix des femmes »… mais si elles valorisaient nos vies ?


« Ce que ma religion dit des femmes »

Regardez Alaa présenter son rôle sur un Ted Talk (en anglais)

Category
Analyses
Source
AWID