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Femmes rurales et souveraineté alimentaire

DOSSIER DU VENDREDI – Alors que nous célébrions ce mois la Journée mondiale de l'alimentation et la Journée internationale de la femme rurale, l’AWID s’est entretenue avec Elizabeth Mpofu, une femme paysanne leader de la Via Campesina au Zimbabwe, afin d’évoquer les interactions entre la faim, l’agriculture, le genre, ainsi que la justice sociale et environnementale et d’insister sur l’importance de la souveraineté alimentaire.

Par Alejandra Scampini

AWID: La Via Campesina va à l’encontre des discussions internationales sur le financement de l’agriculture africaine qui semblent vouloir façonner le développement agricole et la nature du système alimentaire africain de demain. Pouvez-vous nous en dire davantage ?

Elizabeth Mpofu (EM): Les débats internationaux actuels sur le financement de l’agriculture africaine constituent une grande menace envers notre environnement, notamment parce qu’ils visent nos pratiques agricoles et interdisent nos semences autochtones. Ils ont lancé ce qu’ils appellent la Révolution verte, et des semences brevetées, qui demandent beaucoup d’eau pour irriguer les cultures à rendement élevé.

En décrétant que « les agriculteurs africains doivent améliorer le rendement de leurs cultures », les partisans de la Révolution verte soutiennent l’introduction de la monoculture à grande échelle (industrie agro-alimentaire) et cherchent à transformer les agriculteurs traditionnels en « entrepreneurs ». Chez Via Campesina, nous nous opposons à ce modèle, et déclarons qu’en notre qualité de paysans et petits agriculteurs, nous sommes les gardiens de la vie, des semences, de l’alimentation saine, de la nature en général. Nos gouvernements doivent nous soutenir davantage afin que nous puissions développer l’agro-écologie et l’agriculture traditionnelle que nous pratiquons depuis des siècles.

Les gouvernements devraient mettre en œuvre plus de politiques publiques destinées à défendre nos droits, concrétiser la souveraineté alimentaire en général, et faciliter l’accès au crédit, à la terre, aux ressources naturelles et aux marchés, etc. Au lieu de cela, la plupart des gouvernements africains soutiennent « la sécurité alimentaire », ce qui leur permet de légitimer la promotion d’investissements étrangers dans les terres et l’agriculture. Cela mène à des situations d’appropriation des terres et d’expulsion des agriculteurs de leurs terres, entre autres. La sécurité alimentaire ne se soucie pas de la façon dont la nourriture a été produite ni de qui l’a produite, l’essentiel étant de « fournir de la nourriture». Ainsi, au nom de la sécurité alimentaire et sous la pression des multinationales semencières, les gouvernements autorisent l’introduction de cultures génétiquement modifiées (GM) et l’ensemble des substances chimiques correspondantes. Via Campesina s’élève contre ce modèle et défend la souveraineté alimentaire, le droit de tous les peuples à définir leurs propres politiques agricoles et alimentaires.[1]

AWID: Quels changements l’agriculture traditionnelle a-t-elle subis avec l’arrivée et la résurgence de la Révolution verte?

EM: Pour la Via Campesina d’Afrique, la « Révolution verte » est une vision agricole tournée vers le profit, réservée à l’élite, et non un concept visant le bien-être des êtres humains. Cette révolution, qui a beau être qualifiée de « verte », n’en considère pas moins l’alimentation et l’agriculture comme des marchandises.

La révolution verte rejette systématiquement l’utilisation de semences autochtones et de ressources naturelles, et introduit l’utilisation de pesticides chimiques. Nous avons vu les effets de la révolution verte en Inde et dans d’autres pays d’Asie : l’introduction de semences hybrides (qui ne peuvent être reproduites sur place à la ferme) et leur attirail chimique ont causé des dommages écologiques. Les paysans se sont vus très affectés par l’endettement, à tel point que certains d’entre eux se sont suicidés faute de pouvoir rembourser les emprunts réalisés pour se fournir en semences, fertilisants, pesticides etc. La Révolution verte n’est pas un modèle que nous soutenons.[2]

AWID: De quelle façon la vie des femmes paysannes se voit-elle affectée par la révolution verte ?

EM: Les femmes sont les plus touchées par cette révolution verte, dans la mesure où la grande majorité d’entre elles travaillent dans des fermes. A l’instar des principaux producteurs alimentaires, ce système et l’utilisation de pesticides chimiques qui le caractérise ont des effets nocifs sur la santé des femmes, avec de nombreuses maladies imputées aux produits chimiques.

AWID: Quelles sont les répercussions du modèle agricole de la révolution verte sur la souveraineté alimentaire des populations africaines ?

EM: Les agriculteurs vont commencer à utiliser des OGM et des fertilisants non biologiques. Ces semences ne peuvent pas être replantées et nous ne pouvons pas les échanger, parce qu’elles sont brevetées par les compagnies semencières et donc leur appartiennent. En outre, un modèle agricole qui se montre en faveur des monocultures à grande échelle pour la production d’agrocarburants et l’exportation alimentaire vont à l’encontre de la souveraineté alimentaire. Son objectif est de répondre à la demande de profit des détenteurs du capital, plutôt que de répondre à la demande d’aliments sains et culturellement adaptés, en quantité suffisante, pour la majorité des pauvres des zones rurales. Lorsque les agriculteurs commencent à produire des cultures de rente, ils n’ont plus le temps ni les terres pour produire des cultures alimentaires, ce qui signifie qu’ils doivent acheter de la nourriture ailleurs avec de l’argent qu’ils n’ont pas. On peut aussi citer le cas des travailleurs ruraux de grandes entreprises, dont les familles deviennent dépendantes d’un approvisionnement alimentaire extérieur.

AWID: Comment les femmes composent-elles avec ces difficultés ?

EM: C’est un gros défi, mais en tant que femmes nous faisons pression sur les gouvernements pour en obtenir de l’aide et la mise en œuvre de politiques qui correspondent à nos besoins, à notre production et à notre consommation. Nous continuerons à nous mobiliser pour lutter contre la révolution verte et la vision agricole et alimentaire qu’elle représente.

AWID: Les grandes entreprises et les gouvernements investissent dans la production agricole africaine au motif qu’il faut produire davantage de nourriture pour résoudre le problème de la faim dans le monde. Croyez-vous que ce soit une bonne stratégie ?

EM: Non. Ce dont nous avons réellement besoin, c’est de voir les gouvernements africains soutenir les agriculteurs en leur fournissant des prêts pour leurs intrants agricoles, car l’augmentation de notre production agricole requiert l’utilisation de fertilisants biologiques et l’achat de bêtes qui produisent du fumier et nous permettent de conduire nos projets. Nous, les agriculteurs africains, avons la capacité de produire suffisamment pour couvrir les besoins de nos nations ; nous ne pouvons pas importer du grain comme des mendiants.

AWID: Selon des preuves scientifiques corroborées même par des agences de l’ONU comme la FAO, l’agro-écologie et la souveraineté alimentaire sont cruciales. Pourquoi pensez-vous que l’on continue d’exporter un modèle agricole qui engendre une augmentation de la faim et de la pauvreté en Afrique ?

EM: Parce que de gros intérêts sont en jeu, et que les lobbies privés sont souvent plus puissants que nos propres Etats. Comme je l’ai déjà mentionné, l’alimentation est considérée comme une marchandise davantage que comme un droit. De cette façon, aussi longtemps que l’argent et le profit continueront de régir le monde à la place du bien-être humain, nous serons confrontés à cette lutte qui oppose deux visions de l’agriculture : d’un côté, le modèle agro-industriel et les partisans de la Révolution verte, de l’autre les mouvements comme la Via Campesina, qui défendent la souveraineté alimentaire avec tout ce qu’elle implique et signifie.

[1]Pour plus d’informations concernant la Souveraineté alimentaire, veuillez consulter par exemple la Déclaration de Nyéléni, publiée lors du Forum international pour la Souveraineté alimentaire qui s’est tenu au Mali en 2007: http://viacampesina.org/fr/index.php/les-grands-ths-mainmenu-27/souverainetlimentaire-et-commerce-mainmenu-38/127-declaration-de-nyi

[2]Pour une lecture approfondie sur la Révolution verte en Afrique, nous vous conseillons l’œuvre de TNI et ACB, “Unmasking the Green Revolution” http://twnside.org.sg/title2/par/Unmasking.the.green.revolution.pdf

Category
Analyses
Region
Afrique
Topics
Environnement
Source
AWID