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L’État de Mexico reconnaît les féminicides et lance l’Alerte Genre pour la première fois

Au milieu d’une vague croissante et généralisée de violence dans le pays[1], l’État de Mexico a lancé sa toute première Alerte Genre. L’AWID s’est entretenue avec María Luz Estrada et Patricia Bedolla de l’Observatorio Ciudadano Nacional de Feminicidios (Observatoire National Citoyen des Féminicides) pour en savoir plus sur ce que signifie l’Alerte pour les défenseuses des droits humains dans cet État.        


Le 28 juillet 2015, le Système national pour prévenir, traiter, sanctionner et éradiquer la violence à l’égard des femmes (SNPASEVM) a lancé pour la première fois dans son histoire ce qu'on appelle l’Alerte Genre, dans 11 communes de l’État de Mexico. Elle sera mise en place dans les communes de Ecatepec, Nezahualcóyotl, Valle de Chalco, Toluca, Tlalnepantla, Naucalpan, Chimalhuacán, Tultitlán, Ixtapaluca, Cuautitlán Izcalli et Chalco.

Face à la pression et au travail effectué par les organisations de la société civile, les autorités de l’État de Mexico ont dû reconnaître la gravité de la violence systémique à l’égard des femmes. Un groupe[2] multidisciplinaire et interinstitutionnel  a mené une enquête émise dans un rapport qui se fonde notamment sur l’information fournie par le gouvernement de l'État de Mexico, ainsi que par l’Observatoire et la Commission Mexicaine pour la Défense et Promotion des Droits Humains A.C (CMDPDH). L’Observatoire souligne que « l’enquête mentionnée a été complétée par l’analyse de statistiques officielles et  des entretiens avec les autorités et les familles des victimes de la violence féminicide ».

Maria Luz Estrada remarque que «la reconnaissance est un grand progrès. L’État reconnaît ainsi qu’il fait face à un grave problème d’impunité des féminicides, puisqu’environ 70% des assassinats de femmes ne font pas l’objet d’enquêtes. Il reconnaît aussi les 1500 jeunes femmes disparues, dont la plupart viennent de sept des onze communes placées sous Alerte Genre. »

Alerte Genre

La Déclaration de l’Alerte Genre est un mécanisme d’action collective établi par la « loi générale sur l’accès des femmes à une vie exempte de violence » depuis 2007. Dans son article 22, elle soulève un ensemble d’actions gouvernementales d’urgence pour affronter et éradiquer la violence féminicide sur un territoire déterminé, pouvant être menées par les individus ou par la communauté en question. María Luz Estrada suppose que « ces actions sont présentées comme temporaires, mais nous pensons qu’elles ne le seront pas, compte tenu de la situation au Mexique, la décomposition de notre système judiciaire et des politiques publiques qui sont totalement insuffisantes pour éradiquer les inégalités, et encore moins les violences à l’égard des femmes, ce qui a été un grand défi pour les gouvernements. »

Depuis 2008, l’Observatoire a soumis de nombreuses Alertes Genre qui ont été refusées à plusieurs reprises. La première requête était liée aux assassinats de femmes journalistes à Oaxaca, et comme le précise Estrada  « parce qu’il y avait une violence communautaire très forte, une situation où des femmes disparaissaient et été assassinées dans cette zone. Notre requête n’a pas été acceptée et des preuves nous ont été demandées, c’est-à-dire que nous devions prouver ce qui se passait, alors que cette enquête spécifique doit être menée par les autorités. » Les demandes d’Alerte ont aussi été réalisées pour Guanajuato, et depuis 2010 auprès de l’État de Mexico.

D’après l’information réunie par l’Observatoire, 54% des assassinats et incidents de violence féminicide a eu lieu dans dix communes de l’État de Mexico qui sont en état d’alerte. Estrada signale que « l’Observatoire a enregistré 522 cas de femmes dont les assassins restent inconnus pour la période allant de 2005 à 2010. Nous avions 100 corps de femmes non identifiés et avons documenté quatre mille signalements de viols sur lesquels aucune enquête ni procès n’ont été menés, tout cela sous le gouvernement de l’actuel Président Enrique Peña Nieto ».           

L’Observatoire se charge d’informer le gouvernement et d’attirer son attention sur la brutalité de ces assassinats ainsi que sur le fait que les victimes ont ensuite été jetées sur des terrains vagues ou sur le bord des routes. Manifestement, ces crimes n’étaient pas des crimes ordinaires mais des  cas évidents de féminicide. Patricia Bedolla déclare que « le rejet des requêtes de signalement d’Alertes Genre a été à l’origine de l’intensification de ce problème, et aujourd’hui s’ajoute aux femmes assassinées la problématique des femmes disparues. La question de la disparition est une thématique nouvelle qui s’incorpore à cette lutte, nous parlions au début de féminicides et nous parlons maintenant des jeunes femmes disparues dans l’État de Mexico. »

Violences sous-jacentes et Protocoles

Diverses problématiques peuvent expliquer les causes de la violence à l’égard des femmes dans l’État de Mexico. En ce sens, Estrada explique que « l’État de Mexico sert de carrefour pour les migrant-e-s internes et externes, traversant la frontière via un train connu sous le nom de « la Bête ». Il y a également différents réseaux de crime organisé, dont certains sont impliqués dans la traite de personnes, et aussi un crime organisé au sein de l’État de Mexico relatif au trafic de drogues, la contrebande, où les femmes deviennent une question transversale, selon la façon dont ces réseaux criminels les exploitent. »

Depuis de la condamnation proclamée par la Cour interaméricaine des droits de l'homme (CIDH) dans le cas de l’affaire du Campo Algodonero[3], l’État mexicain est obligé d’instituer un Protocole d’enquête criminelle pour les cas d’assassinats, de disparitions et de violences sexuelles. L’Observatoire a participé à la création de ce protocole, notamment dans la promotion du Protocole pénal pour aider les agents de justice à identifier un crime en tant que féminicide. « Si les autorités n’ont pas un Code Pénal qui les aide, le Protocole devient un manuel qu’elles n’utilisent pas, et la seule contrainte revenait à établir une compréhension par laquelle elles étaient capables de différencier le féminicide de l’homicide », explique Estrada.

Bedolla remarque que l’un des problèmes qui se pose avec ces Protocoles réside dans l’interprétation que les autorités font du féminicide.  Longtemps, le féminicide a été interprété sous un « angle intimiste, du point de vue de la violence domestique, ce qui a fini par engendrer le profil du partenaire violent et l’utilisation de techniques telles que l’autopsie psychologique[4], considérée par l’Observatoire comme un outil inefficient qui ne devrait pas faire partie de ces enquêtes. » 

Bedolla insiste sur la nécessité de discuter de « ce que nous entendons par féminicide ». Par exemple en ce qui concerne à la violence sexuelle[5], il n’est pas nécessaire d’attester de la violation de la victime. Ciudad Juarez nous a fourni des éléments pour comprendre comment des femmes peuvent être agressées sexuellement sans pour autant avoir subi un viol. Les lésions infamantes, les possibilités de décrire l’acharnement sur le corps d’une femme. Un nouvel enjeu est celui de l'isolement des femmes, car à cause de la traite de personnes, les femmes sont privées de leur liberté et puis tuées.  Bedolla et Estrada sont d’accord sur la nécessité de réviser « la façon de caractériser et définir les dynamiques de genre que réalisent la subjugation, la domination, la discrimination dans les manières dont les femmes sont assassinées. »

Les deux femmes interrogées remarquent qu’il y a plusieurs protocoles mais que la volonté politique est absente. Estrada explique que « le problème que connaît l’État de Mexico est que les agresseurs sont ces mêmes officiers de police qui violent les femmes, qui sont impliqués dans les réseaux de traite de personnes, et qui s’inscrivent même dans la fabrique de ces réseaux. C’est pourquoi c’est la première fois que l’Alerte Genre est déclarée après treize demandes soumises depuis 2008. »  

L’engagement des organisations de femmes et de la société civile dans les prochaines étapes

Dans le but d’assurer le suivi et de surveiller la bonne exécution de l’Alerte, un groupe interdisciplinaire et interinstitutionnel sera prochainement établi, dans lequel la société civile sera impliquée pour la première fois. Estrada confirme que « l’Observatoire fera partie de cette commission de travail, et nous sommes déjà en train de travailler avec le Ministère de l’Intérieur pour établir des accords de suivi. »

L’Observatoire a recensé 12 cas sous la Déclaration d’Alerte et ils seront utilisés comme indicateurs pour vérifier les progrès réalisés dans les enquêtes, notamment dans les cas d’assassinats de femmes qui n’ont pas fait l’objet d’enquête de type féminicide et dans les cas de jeunes femmes disparues. Il est également attendu que les organisations spécialisées en sécurité et dans ce type d’enquêtes soit impliquées dans ce processus. 

Estrada et Bedolla affirment qu’il n’y a pas besoin d’autres lois, ni protocoles, « ce que nous devons faire maintenant c’est commencer à mettre en œuvre l’Alerte et les mesures de sécurité, protection et justice qu’elle contient, et commencer à travailler avec les autorités. Nous faisons face à un grand défi. »

 

* L’auteure remercie Verónica Vidal Degiorgis et Marusia López.

 


[1] Durant la rédaction de cet article, quatre femmes (parmi elles, une défenseuse des droits humains) ont été tuées en même temps que le photojournaliste Rubén Espinosa. Nous avons consulté l’Observatoire et Luz Estrada a confirmé sa demande pour que les décès de Nadia Vera, Yesenia Quiroz Alfaro, Alejandra Negrete et Mile Virgina Martín fassent l’objet d’une enquête en tant que féminicide. « Les quatre cas réunissent des éléments de type féminicide tel que reconnu par Mexico State, par la manière dont elles ont été assassinées : l’une d’elles a subi des violences sexuelles, et toutes présentent des lésions infamantes. » De plus, le gouvernorat de Morelos a également statué le 11 août une Alerte Genre pour huit de ses municipalités.
[2] Le groupe est composé de  Procuraduría General de la República (PGR), Secretaría de Desarrollo Social (SEDESOL), Secretaría de Salud, Consejo Nacional para Prevenir La Discriminación (CONAPRED), Instituto Nacional de las Mujeres (INMUJERES) et  Comisión Nacional para Prevenir y Erradicar la Violencia Contra las Mujeres (CONAVIM).
[3] En novembre 2009 la Cour interaméricaine des droits de l'homme (CIDH) a condamné l’État mexicain pour violations de droits humains dans des cas de féminicide qui se sont produits à Ciudad Juarez à l’encontre d’Esmeralda Herrera Monreal, Laura Berenice Ramos Monárrez et Claudia Ivette González, dont deux mineures, et pour violence étatique exercée contre leur famille. Le jugement détaille la responsabilité internationale du Mexique.
[4] Selon un travail effectué par l’Observatoire, on entend par autopsie psychologique une expertise dont il a été démontré « son inefficacité pour l’accréditation de circonstances objectives constitutives d’un féminicide. Sa méthodologie et son élaboration est subjective et favorise la reproduction de stéréotypes sexistes qui dans plusieurs de cas justifient la violence ou rendent responsables les victimes de la violence qu’elles subissent. » 
[5] D’après l’Organisation Mondiale de la Santé, la violence sexuelle englobe des actes allant du harcèlement verbal à la pénétration forcée, et une variété de tipes de contrainte allant du la pression sociale et l’intimidation à la violence physique.
Category
Analyses
Source
AWID